Extraits de "Essais en vol"
par le V.A. Michel Mosneron Dupin (Edition ARDHAN)">

[…] Ma tâche principale au CEV concernait un avion plus utile que prestigieux, dont la sophistication portera sur les équipements. Je fus ainsi chargé du Breguet 1050 Alizé dont je fis les essais en aval d'Yves Brunaud, pilote du constructeur. [...] Yves Brunaud ouvrit les domaines de vol de l'Alizé. J'avais beaucoup à apprendre de lui qui, sans se mettre en avant, me fît profiter de son expérience. Nous avons fait une amicale équipe volante complétée au sol par des personnalités. M. Alain, directeur de l'usine Breguet de Toulouse-Blagnac, fabriquait notre avion. Il était harcelé par le bouillant lieutenant de vaisseau Alain Fatou, officier de marque de l'avion, donc le "client", assisté d'un complice aussi efficace, l'ingénieur mécanicien de Marine André Grihangne. Grands personnages de la technique aéronautique, l'ingénieur du Génie maritime René-Moïse Bloch et l'amiral Thabaud dominaient des étages supérieurs, celui de l'Armement pour l'un et de la Marine pour l'autre.

Avec tout ce monde autour de son berceau, l'Alizé n'était pas orphelin. Mais, à la différence des brillants prototypes optimisés pour les performances, il fut un enfant des circonstances, qui le firent baroque, utile certes, mais pas très gracieux. La Marine voulait un avion capable de promener par tous temps, sur la mer, un certain nombre d'équipements et d'armements évolutifs. Notre expérience des TBM Avenger ventripotents nous avait libérés de tous complexes esthétiques sur la silhouette de ce futur "mulet marin" qui fera d'ailleurs un excellent usage et le démontrera au cours d'une carrière exemplaire de quelques quarante années sur toutes les mers du globe.

Breguet disposait d'un prototype embarquable, le Vultur, dont la cellule dérivera vers celle de l'Alizé. Le Vultur avait été conçu pour être un avion d'assaut disposant d'une propulsion mixte, avec turbopropulseur à l'avant et réacteur d'appoint à l'arrière. Pour l'Alizé, le projet fut simplifié en retenant le seul turbopropulseur à l'avant, dont le choix se porta sur le Dart de Rolls-Royce, produit à des milliers d'exemplaires pour l'aviation commerciale. Ce nouveau moteur se révélera très satisfaisant encore que son couple portait vers la droite et non la gauche comme sur tous les précédents avions embarqués à hélice d'origine américaine utilisés par notre aviation embarquée depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ainsi, à l'appontage, l'Alizé devait être tenu aux pieds, à l'ancienne, mais il fallait le faire d'autant plus que la présentation normale à l'appontage s'effectue en virage à gauche. La méthode est désormais anachronique car sur réacteur, non soumis à un couple d'hélice, le palonnier dirige sobrement sans aller jusqu'à brider l'appareil.

Les essais au CEV portèrent sur l'avion et son moteur. Je disposais d'une équipe de qualité. André Cavin, l'ingénieur, et Faugeron, le mécanicien, étaient des aviateurs dans le sens le plus riche de ce titre. Le Dart était un de nos premiers turbopropulseurs. Son hélice fonctionnait dans deux gammes de "pas", c'est-à-dire d'angles d'attaque. Une butée interdisait le passage intempestif sur "petit pas" car cette mauvaise manoeuvre pourrait, en vol, imposer une tension excessive au moteur. On l'évalua dans la grande soufflerie de Modane. Un Alizé, ailes rognées, fut installé dans la veine. Mais, même ainsi, j'en restais le pilote. Aussi, en guise de parachute, on m'accrocha à un câble élastique qui, en cas d'évacuation, aurait retenu mon vol avant que je ne m'écrase sur les grillages d'aval. J'eus, en ce tuyau, le vacarme de la soufflerie en plus, l'impression de piloter un avion dans un sous-marin.

Le CEV présentait ses prototypes dans les meetings internationaux et j'eus ainsi l'occasion de me "produire" avec mon Alizé au Bourget et à Liège. L'expérience est impressionnante, du moins pour le pilote. Cette mer de têtes qui vous regardent inspire une dangereuse exaltation, celle de la vedette. La tentation est alors de trop en faire et je l'ai à mon tour ressentie lors de ma première présentation au Bourget le 20 juin 1969. L'Alizé n'est pas un voltigeur. Manoeuvrant aux limites aérodynamiques, à grande vitesse, je forçais sur les ailerons jusqu'à sentir une élasticité suspecte dans leur réponse. Dégrisé à jamais, j'ai réalisé le danger de ces spectacles qui ont provoqué beaucoup d'accidents. Dans ce contexte, des pilotes d'avions "lourds" se sont fatalement risqués dans des acrobaties qui ne leur étaient pas familières. D'ailleurs, entre les passages tonitruants des reacteurs, mon Alizé n'avait pas à jouer l'acrobate ni à faire passer le grand frisson. Mon créneau était celui de la modestie utile. Seuls les connaisseurs pouvaient apprécier un atterrissage très court digne des trapanelles d'avant-guerre. Cette amusante manière de replier mes ailes en rentrant au parking avait un certain succès, surtout chez les enfants. Je brillais alors par l'artifice de mes accessoires hydrauliques.

Les essais des équipements de l'Alizé se poursuivirent sous le contrôle de la Commission d'études pratiques de l'Aéronautique navale (CEPA), installée sur la base d'Aéronautique navale de Fréjus - Saint-Raphaël depuis 1916 où je suivis les prototypes. Le 2 décembre 1959, la rupture du barrage de Malpasset provoqua l'inondation de la vallée et de notre base. Les Alizé faisaient alors des essais d'endurance. Ils prouvèrent dès ce stade leur robustesse car un des avions de présérie connut l'eau boueuse, l'évacuation par la route et le hissage à la grue à bord du porte-avions La Fayette en rade de Saint-Raphaël.

La mise en œuvre sur porte-avions constitue l'essentiel de la phase d'essais dite de navalisation, qui sera, pour une bonne part, mon affaire. L'utilisation opérationnelle de l'avion fera l'objet d'études et d'améliorations continues. J'en serai un des acteurs au commandement de la Flottille 9 F.

La navalisation

Les pilotes d'essai du CEV travaillaient normalement en aval de leurs collègues des constructeurs. Il n'en était pas ainsi pour la navalisation des prototypes. L'appontage, le catapultage et la manœuvre à bord relevaient, en effet, de la compétence quasi-exclusive des "marins" du CEV. C'étaient donc eux qui ouvraient les domaines tout en initiant les autres pilotes d'essai à ces techniques très particulières auxquelles ils s'adaptèrent aisément. Les années 1955-1960 furent, à cet égard, passionnantes, car il s'agissait de navaliser le Fouga Marine ainsi que l'Alizé et l'Aquilon, appareils destinés à opérer à bord de notre tout nouveau Clemenceau.

La navalisation d'un avion, vue du pilote d'essai, porte sur des vols, des catapultages et des accrochages d'arrêts. En vol s'étudie le comportement de l'appareil aux basses vitesses en situations très variées. Les catapultages et arrêts d'appontage ne peuvent s'initier en sécurité à bord des porte-avions. Les limites de ces phases transitoires sont donc explorées sur des installations au sol. Il en existait alors aux Etats-Unis et en Grande Bretagne. Bedford

Les premiers essais se firent sur des installations britanniques. Nous commençâmes à terre au Royal Establishment de Bedford qui était doté d'une piste équipée d'une catapulte et de brins d'arrêt. Sur cette catapulte et dans ces brins d'arrêt, on éprouve les avions à des limites extrêmes d'accélérations dans un sens et dans un autre. C'est un peu taper dans la mécanique, le pilote n'existe que par sa masse, il subit. Mais il y a plus subtil, les phases transitoires sont de sa compétence pour la sortie de catapulte et l'engagement dans les brins. Ces essais nécessaires sont insuffisants car ils s'effectuent dans l'effet de sol au niveau de la piste. Le champ aérodynamique autour du porte-avions est tout autre. Nous eûmes donc à transposer nos essais à bord des porte-avions Bulwark et Eagle, semblables à l'Arromanches mais de plus grandes dimensions. [...]

Le Clémenceau

Enfin le grand jour, le 25 mars 1960, je procédais, sur Alizé, au premier appontage sur le Clemenceau. Mon camarade Alain Fatou, père principal de l'Alizé, partageait l'honneur et le plaisir en place droite de navigateur. C'était au large de Groix, par temps calme ; le pont d'envol était large, confortable, et sa stabilité rendit l'accueil affectueux.

Notre Alizé fut descendu dans le vaste et superbe hangar. Bijou dans l'écrin, il y fut l'objet de tous les soins, et plus encore. Car un matelot, passant par le hangar en longeant une cloison, appuya sur un gros bouton de sécurité et déclencha l'arrosage en pluie. Nos équipes d'entretien passèrent la nuit à assécher l'avion.

Les essais se poursuivirent quelques jours jusqu'à la perte d'un ; dont le moteur s'arrêta en sortie de catapulte. La forte accélération subie sur le pont avait désamorcé son alimentation en pétrole mais n'avait donné une vitesse suffisante pour que je puisse rentrer le train d'atterrissage et amerrir convenablement après avoir dégagé, à gauche, l'axe de route du porte-avions. Cette manœuvre évasive réglementaire est instinctive quand on sent derrière soi avancer à vingt noeuds un bâtiment de la taille de plusieurs HLM.

Une fois à l'eau, que faire ? Evacuer, certes, mais comment ? Plongeon de style ? Est-ce la circonstance ? Descendre par l'échelle et tâter la température ? Ce n'est pas très militaire. J'optais donc pour une formule intermédiaire plus discrète et pris tout simplement du recul pour voir mon Alizé couler, le Clemenceau passer, mon équipier surnager et l'hélicoptère de sauvetage nous lâcher ses plongeurs, des nageurs de combat résolus qui ont leur manière dans la maîtrise des gesticulations inutiles. Je négociais ma capture et fus déposé en douceur sur le pont d'envol. Le médecin-chef me fit inaugurer ses installations, comprenant l'armoire à spiritueux et une confortable baignoire dans laquelle je subis une nouvelle immersion, à l'eau douce et tiède.

Je portais alors des chaussures neuves auxquelles j'étais déjà attaché. Nous avons parfois avec nos souliers des relations fétichistes au point d'y apporter un soin particulier. C'est ainsi que lorsque de la Royal Navy fut torpillé par les avions japonais, on vit, dans le sauve-qui-peut général, un jeune officier délacer ses chaussures, les enlever pour les placer côte à côte comme à la porte de sa chambre, avant de plonger. C'est très rassurant. Aussi, de ma baignoire, demandais-je mes souliers pour les dessaler avec moi. L'amiral président la Commission permanente des essais, qui avait mis sa marque à bord pour l'occasion, eut la gentillesse de venir saluer le rescapé, qu'il trouva faisant flotter ses deux chaussures dans son bain. A sa manière de me regarder, je l'ai trouvé bizarre.

Les essais de navalisation de l'Alizé seront repris ultérieurement, après modification du circuit de pétrole et quelques catapultages à Bedford pour valider le nouveau dispositif. [...]

Il y a nuit et nuit. Lorsque l'horizon est visible et le pont d'envol stable, on ne voit que les éléments utiles au pilotage, rendu alors plus facile que de jour car rien d'autre ne distrait l'attention. C'est le cas de la nuit lunaire, voire de la nuit stellaire lorsque aucun nuage n'empêche les étoiles de briller, ou encore de la nuit crépusculaire lorsqu'une traînée de soleil parvient encore après son coucher. Dans ces trois cas, l'horizon se distingue assez pour que le pilote ait au moins un repère indispensable à l'équilibre sensoriel. Les difficultés apparaissent par nuit noire, quand le pilote doit se concentrer sur ses cadrans tout en guettant les repères du pont à l'extérieur. Si, de surcroît la plate-forme est agitée sous l'effet de la mer, on approche des limites ; j'en fis l'expérience.

Ce fut à l'occasion d'un coup de tabac en Méditerranée lors d'un exercice contre la VIème flotte américaine qui avait pour cette raison suspendu ses vols. Nous n'étions que deux Alizé en l'air par une nuit opaque, moi et ma relève. Je n'avais pas assez d'autonomie pour rentrer à terre aussi me suis-je présenté devant un pont d'envol dont les feux tournoyaient, plongeaient pour se redresser comme un mur. La Foire du Trône ! En finale, le pont se déroba mais la silhouette de l'îlot du Clemenceau m'interdisait la remise de gaz. Le pont revenant à une meilleure horizontalité, je négociais sommairement un impact aux dépens de ma roue avant et de l'hélice, le reste s'accrochant, un brin d'arrêt dans le train principal, l'autre dans la crosse. Ma première et unique casse sur le pont !

Au petit matin de cette nuit agitée, je fut convoqué à la passerelle où on me fit part d'un problème : un matelot américain recueilli à bord souffrait d'une péritonite et était en danger car, par un tel roulis, le chirurgien ne répondait pas de son bistouri. Il fallait évacuer ce malade, incapable cependant de supporter l'accélération du catapultage. Or, décoller en roulant sur le pont, nous savions le faire, l'Alizé et moi, du moins par beau temps. Voici donc le malade allongé dans la cabine avec, à ses côtés un jeune interne du contingent portant trousse, morphine et goutte-à-goutte, enchanté car il n'avait jamais volé. Moi, au manche, j'étais le brancardier-chef, nous allions à Lourdes.

Le pont était glissant ; on le nettoya sous les roues. Il était aussi très remuant. Ma première mise de gaz nous mit le nez en travers sur tribord. On me replaça pour une nouvelle tentative. Il me revenait d'analyser le roulis de façon à contrer son effet par celui du couple moteur en mettant l'un et l'autre en opposition. J'eus l'impression de piloter tout à la fois le porte-avions et l'avion. Succès assuré, d'ailleurs, car par ce vent le décollage tint de la lévitation. Tenant sa fiole d'une main, mon petit toubib brandit l'autre, le pouce en l'air, avec un sourire éclatant : il avait découvert le bonheur du vol. Belle jeunesse !
[...]