28 septembre 1937 : En escale à Sousse, le QM Bachoué est heurté par l'hélice avant du CAMS 55 dont il est co-pilote.

Extrait de "L'Aviation Militaire Française"
par Pierre BARJOT (1938)

Karouba, près de Bizerte, base d'aviation maritime. Des hydravions de surveillance vont partir. Ceux-ci appartiennent à une escadrille côtière. A l'appontement, un Lieutenant de vaisseau et deux Enseignes vêtus de toile kaki, veston de cuir sur le bras embarquent dans une vedette pour gagner les trois " CAMS 55 ", tenus sur leurs bouées et que la brise du Sud-Est tient " évités " face au lac. Le Lieutenant de vaisseau est le chef d'Escadrille.

Ayant vu la vedette " pousser " de terre, les équipages de chaque hydravion se sont alignés sur le pont fort étroit, attendant au " garde à vous " l'arrivée des Commandants de bord. Habitude empruntée aux navires où le pont est plus vaste. Le chef de l'Escadrille embarque sur l'hydravion dont l'empennage comporte une étoile blanche. Un pavillon jaune et rouge : c'est l'ordre de lancer les moteurs. Pétarade préliminaire dans la coque : ce sont les moteurs auxiliaires destinés à brosser les hélices. Puis les grands moteurs " toussent ", et presque ensemble, tous les six, ils démarrent.

Les trois " CAMS 55 " larguent leur bouée, et dans un sillage d'écume blanche, hydroplanent vers le chenal. Sur un signe du chef, les moteurs sont essayés à plein régime. Puis les deux sectionnaires " chassent " leur poste, l'un à tribord, l'autre à bâbord de l'hydravion marqué de l'étoile blanche. Le décollage est prévu pour 16 heures précises. Encore deux minutes à attendre…. Dans l'aviation maritime, comme à bord des navires, on " appareille " à l'heure exacte. Le buste émergeant de la tourelle avant de l'hydravion de tête, le chef d'Escadrille a fait un geste des bras. Les six moteurs hurlent de toute leur voix. Les coques passent sur le " redan ", les sillages s'amenuisent. Les anémomètres marquent 100 : c'est la vitesse de décollage. Un large virage au dessus du lac et la section, qui s'est serrée en vol de groupe, remonte le goulet de Bizerte, vers la mer. En survolant les jetées, l'hydravion à étoile blanche, qui ouvre la marche, a filé une flamme qui veut dire " Prenez vos postes de croisière ". Les deux sectionnaires s'écartent….

Navigation sans histoire, vers l'ouest, dans le soleil, le long de la côte tunisienne, que les officiers chefs de bord connaissent " par cœur ", altitude 400m. Les chefs pilotes ont cédé le volant au second pilote. Le radio a filé son antenne. Son écouteur aux oreilles, ses " blocs " de fiches à signaux, roses ou bleus, alignés devant lui, il note " météos " ou " avis aux navigateurs ", et manipule les ordres que lui passe le chef de bord. A l'arrière, par le trou du mitrailleur, le mécanicien " veille " les sectionnaires, à droite et à gauche, mais garde l'oreille attentive au ronronnement de ses " moulins ".

Malgré la différence de grade, les cinq hommes d'équipage qui volent ensemble depuis dix-huit mois sur le même aéronef, se connaissent à merveille. C'est véritablement un " équipage ". Un des privilèges de l'aviation - tradition héritée des navires - est d'avoir des équipages stables. Voici par bâbord le cap Serrat, les Fratelli, rochers jumeaux, le cap Negro où, au XVIII siècle, les Français de la Compagnie royale d'Afrique pêchaient le corail. Voici par tribord, l'île de la Galite et ses deux Galitons. Puis Tabarka, table que les Génois occupèrent deux siècles, est en vue. Bientôt apparaît La Calle, recroquevillée dans sa crique minuscule. La section s'est reformée sur signal par pavillon, faisant lever au ras de l'eau des milliers de sarcelles qui fuient, affolées, ces bruyants visiteurs.

Les ancres mouillées, les navires volants " font tête ", et s'évitent, leurs voilures parallèles. Les " couleurs " sont hissées entre les deux plans. Encore une des belles traditions de la marine ! Cependant l'équipage, accroupi sur le pont arrière, gonfle une sorte de radeau pneumatique. C'est la " mouette ", l'embarcation avec laquelle on va " aller à terre ". Bientôt un pittoresque campement s'installe sur la rive du lac, au milieu des gosses arabes accourus…. Une " mouette " halée au sec et renversée sert d'abri contre le vent à la flamme d'une lampe " Primus " qui chauffe le potage. En attendant les deux Enseignes vont faire un tour, à la chasse aux sarcelles, qui abondent autour du lac.

A bord de l'hydravion " de garde ", un radio est resté et " veille " Bizerte sur l'antenne hissée à flot. Le dîner à peine terminé, que la " mouette " de l'hydravion de garde arrive avec un matelot porteur de " fiches à signaux " couvertes de chiffres cabalistiques. Déchiffrage. Le chef d'Escadrille examine le texte " en clair " et conclut par cet ordre bref : " Appareillage à 3 heures du matin ". Puis il donne ses instructions de détail pour les préparatifs. Maintenant la nuit tombe sur le lac tranquille. Les " mouettes " chargées des équipages regagnent leurs hydravions respectifs.

Deux heures trente du matin. Nuit lunaire, mais couverte de nuages. Une " mouette " est allée mouiller des engins lumineux sur le plan d'eau pour faciliter le décollage. Bientôt, les moteurs résonnent dans le grand silence nocturne réveillant les échos du lac. Le décollage a lieu, successivement, feux de position allumés. Puis les trois " CAMS ", ombres chinoises volantes, se forment pour faire route vers la mer. Les feux de position, les " feux de route ", comme les appellent les marins, sont alors éteints. Les lueurs bleues des échappement suffisent à indiquer la position des " sectionnaires ".

La mission assignée aux trois hydravions est de trouver avant le jour le croiseur " Suffren " qui doit franchir le canal de Sicile. Ce croiseur supposé " ami " craint d'y rencontrer des sous-marins supposés " ennemis ", les "cams " doivent l'escorter pour contrebattre ces sous-marins. Il s'agit d'être " à poste " avant le jour, car c'est à l'aube, au moment où à bord, l'attention des veilleurs se relâche, que les attaques à la torpille sont particulièrement à craindre. Route à 290, en râteau, à 400 mètres d'altitude. Les chefs de bord et les pilotes écarquillent les yeux vers l'horizon noir. Le " Suffren " a d'ailleurs signalé sa position par TSF, il ne doit pas être loin. Le voici. Sa silhouette sombre, tous feux masqués, apparaît au moment même où, vers l'est, l'aube commence à blêmir. Le croiseur fait route au Nord-Est. Le chef d'escadrille a donné ses ordres. Lui " prendra poste " à 10 milles sur l'avant du croiseur ; les deux autres " CAMS " se chargeront de l'escorte rapprochée à droite et à gauche du " Suffren ".

En même temps, le chef d'Escadrille a alerté Bizerte, pour permettre à une nouvelle section d'hydravions de venir, en temps voulu, prendre la relève. Il faut en effet que l'escorte soit assurée d'une manière continue, et les " CAMS 55 " n'ont que 6 heures d'essence. Veille difficile, rôle ingrat que la protection anti sous-marine. Il faut observer non seulement l'horizon, mais obliquement à 45° et juste au dessous, bref toute la surface immense de la mer. Comme l'on va plus vite que les navires à protéger, il faut tourner en rond. Deux fois déjà, une trainée grise sur la mer à fait croire à un sillage de périscope. Mais c'est une fausse alerte. Les sous-marins se méfient terriblement de l'aviation. En plongée ils sont " discrets ". Leur périscope ne se montre qu'avec prudence ; ils évitent de faire des remous avec leurs barres de plongée, de laisser des traces d'huile… Le soleil s'est levé, mais il est encore très bas, et la mer paraît terriblement opaque.

Mais voici une tâche suspecte par bâbord. Vite, le " CAMS 55 " de tête met le cap dessus. A proximité une minuscule traînée blanche mouchette la mer : aucun doute, c'est un périscope. Alerte ! le mécanicien a préparé l'engin à phosphore et la bouteille d'huile colorée que l'on jettera pour matérialiser, à la surface de la mer, l'emplacement du sous-marin. Nous voici presque à la verticale du périscope : les deux projectiles sont lancés sur un geste de chef de bord. Mais déjà, le long cigare noir, entrevu un moment par transparence, a disparu en plongée profonde. Seules restent visibles à la surface de la mer une petite fumée blanche et une tâche irisée, témoins des impacts de l'attaque simulée. Juste le temps de prendre une photo à la verticale qui illustrera le compte-rendu. Avant l'attaque même, le radio a fait par TSF au " Suffren " le signal d'alerte. Le croiseur qui est à quelques 10 milles derrière a pu changer de route pour éviter le danger. Mais c'est tomber de Charybde en Scylla. Voici qu'à 800 mètres environ par le travers tribord du croiseur s'allonge une nouvelle raie blanche, rectiligne. Cette fois, c'est le sillage d'une torpille. La raie court droit vers la coque….

Heureusement que l'hydravion d'escorte l'a vu à temps. Un pavillon est filé, doublé d'un signal par TSF : " Alerte par tribord ". Le croiseur vient immédiatement à gauche, parant de quelques mètres la torpille qui lui passe juste devant l'étrave…. Le sous-marin lanceur à d'ailleurs fait surface pour aller ramasser la torpille d'exercice qu'il vient de lancer.

Mais notre rôle touche à sa fin. La section de relève est en vue, trois autres " CAMS 55 " frais émoulus de leur base de Karouba. Ils prennent nos postes pour la protection du " Suffren ". Tandis que l'exercice continue pour les nouveaux venus, nous rentrons… Les trois " CAMS 55 " amerris ont pris leurs bouées familières. Puis les embarcations débarquent les équipages.

Sur l'appontement, le Commandant du Centre attend ses " poulains "…il recueille leur premier compte rendu. C'est une belle figure d'officier de marine que le Commandant de Karouba. C'est aussi un aviateur qui sait "gonfler" ses hommes et que ses hommes adorent.