Rescapés pour une bonne part d'entre eux des guerres du Pacifique, nos TBM vieillissent dangereusement. Parallèlement, les Alizé qui vont les remplacer dans la lutte ASM embarquée sortent désormais en série des ateliers de Breguet Aviation. La 6F Hyères en a été équipée la première et s'est convertie provisoirement en flottille école pour transformer les deux autres. La 4F Karouba a touché les siens et c'est maintenant à notre tour. Nous sommes en août 1960.

Ceci implique le transfert inévitable de la Flottille à Hyères, les turbines des Alizé s'avérant parfaitement incompatibles avec les graviers corses de nos chemins de roulement. Ceci implique en même temps le convoyage préalable de nos TBM vers la Base aéronavale de Cherbourg Querqueville sur laquelle ils doivent être stockés.

Au passage et en me relisant avant d'aller plus loin je m'aperçois que j'avais omis un léger détail: j'ai pris le commandement de la Flottille le 1er Août 59. C'est quand même important…….

Je reviens à Aspretto. Le transfert des avions étant prévu pour la fin du mois, je vais essayer d'effectuer ce mouvement en dispositif afin d'offrir à la Flottille, le jour du départ, le panache d'un dernier défilé aérien en formation diamant, dernier adieu que mérite bien Ajaccio. Pari difficile que de chercher à obtenir pour un même jour et tout en assurant nos missions habituelles la disponibilité simultanée de seize avions disposant d'un potentiel suffisant en heures de vol pour assurer le convoyage. Soudés par cette extraordinaire cohésion dont ils font preuve chaque jour, l'équipe des mécaniciens va y travailler avec enthousiasme et va réussir l'impossible. J'imagine volontiers que Churchill aurait prononcé: "Ils ne savaient pas que c'était impossible, ils l'ont fait"….. mais restons quand même modestes ! Le 28 Août 1960 je vais donc laisser à Ajaccio cinq TBM qui vont devenir la Section de soutien et de servitude des Porte avions et avec les seize autre TBM nous allons décoller pour Querqueville.

Le temps, nous dit la Météo, est radieux sur tout le trajet et particulièrement sur notre premier tronçon, Ajaccio- Toulouse. Vieux routier des météos fantaisistes de l'époque, j'aurais du me méfier: au cours des quarante huit heures qui viennent deux méchantes dépressions vont en effet balayer la France ! Elles vont être difficiles à digérer.

Ca se gâte en effet dès le Sud de Montpellier, le plafond descend, nous aussi, et assez rapidement se confond avec le niveau de la mer. De toute évidence ça ne passera pas en vol à vue et je déroute sur Istres. On y passe la nuit.

C'est donc le 29 Août qu'on attaque la seconde étape, Istres – Querqueville, en passant par Toulouse pour y ravitailler en essence comme prévu à l'initial. Météo médiocre mais acceptable, on fera donc le trajet par patrouilles échelonnées de quatre avions chacune. Je décolle avec la mienne en quatrième position, sorte de patrouille balai afin de pouvoir réagir en cas d'indisponibilité au dernier moment de l'un des avions. Bien m'en prend, mais pas comme je m'y attendais: c'est Jeannin, mon sous-chef de patrouille qui, au point fixe avant l'entrée de bande, annonce une perte de tours légèrement hors tolérances sur l'une des magnétos. L'avion est réglementairement indisponible et doit retourner au parking pour changement probable de l'une des couronnes d'allumage. Pas question de laisser un avion à Toulouse. Il m'est bien sur impossible d'ordonner à Jeannin de passer outre mais on peut changer de pilote moteur en route…. On échange donc nos avions et, après un second point fixe, je prends la décision de décoller quand même: la chute de tours est parfaitement hors tolérances mais le moteur tourne rond. On y va. A un détail près: j'ai oublié mes cartes dans mon ancien avion……

Je passe donc la navigation à Jeannin et nous décollons. J'ai hérité de son sectionnaire, le second maître Mantel. C'est un pilote de notre section de liaison, pilote qualifié mais non rompu comme nous au vol sans visibilité et aux longues missions de nuit. Devant nous ça se gâte à nouveau, la météo se détériore à toute vitesse, les terrains se bouchent les uns après les autres et il ne reste plus qu'à donner une nouvelle fois l'ordre de dérouter sur Cognac, seul terrain encore utilisable à condition de s'y poser individuellement en percée dirigée radar. Cognac est aux limites de la fermeture, plafond et visibilité.

Devant l'aggravation, j'ai repris la patrouille en cherchant à éviter les nuages mais suis bien obligé de rentrer dedans jusqu'à y trouver un espace clair où nous pouvons orbiter en attendant notre tour de percée. Je détache Jeannin et son sectionnaire dès que le radar de Cognac nous prend en contrôle et continue à orbiter avec Mantel en section lâche dans un espace où, hors de la vue du sol, toutes références visuelles deviennent floues; il faut s'accrocher aux instruments. Mantel n'y résiste pas et est pris de vertige, la pire chose qui puisse arriver à un pilote au cours d'un vol sans visibilité. Pour sauver les meubles, je le prends en section serrée pour qu'il retrouve un minimum de références mais visiblement ça ne s'améliore pas: en pleine détresse il ne pourra jamais percer seul. Je préviens donc Cognac que notre percée se fera en section et je garde Mantel en section serrée pendant qu'on plonge dans la plume. Ciel clair et piste en vue en très courte finale, je le laisse se poser et je dégage pour un rapide circuit au ras des pâquerettes suivi d'un atterrissage type porte avions. Cognac qui s'attendait à me reprendre en percée dirigée n'est visiblement pas habitué à une telle manœuvre, d'ou la naissance d'une certaine confusion au sol……

Au sol mon équipe de mécaniciens se transforme en ruche bourdonnante; il s'agit de remettre seize avions en état de marche et tout est bon pour y arriver, y compris le système D et les mathématiques…… Une fuite d'huile sur un moteur, impossible à réparer faute d'une pièce de rechange ? Rien de plus simple. On emprunte un vase gradué à l'infirmerie de la Base, on mesure le volume perdu en un quart d'heure et on pose l'équation suivante: volume pleins complets divisé par volume perdu en un quart d'heure = quantité suffisante pour voler jusqu'à Querqueville. Simple et efficace.

La protection météo du lendemain matin n'est guère favorable; c'est de bon augure ! On décolle donc, toujours à seize appareils vers Querqueville par patrouilles séparées comme la veille. Une demi heure après c'est du gâteau, les petits oiseaux gazouillent, les moteurs ronronnent, le ciel est d'un bleu azur rehaussé de jolis petits cumulus de beau temps, le Mont Saint Michel surgit "au milieu des flots" et, comme prévu, un troupeau de vaches rumine paisiblement sur la piste de Querqueville……. Un premier passage disperse les ruminants et l'une après l'autre les patrouilles se posent. Mission accomplie.

Mission accomplie, mais sans un certain déchirement. On abandonne à la casse nos compagnons de toujours, compagnons de nos peines comme de nos joies. Tout est maintenant consommé et, faut il l'avouer, j'ai caressé le fuselage du mien. L'accueil de la Base est froid, le déjeuner aussi, visiblement on dérange. Dans l'après midi un SO30P nous ramène à Ajaccio.

En mettant aujourd'hui ce point final à l'histoire des TBM, un détail me laisse rêveur, bien que sur le moment je ne pense pas y avoir prêté attention: l'avion de Jeannin qui à Cognac est devenu le mien était un troisième 9F5…… Il y a des avions comme ça.