Extrait de "Sur les traces du Tigre" (Edition ARDHAN)

L'activité qui nous attendait maintenant était peu banale : il s'agissait de tourner à bord un film de long métrage destiné à faire connaître au grand public nos porte-avions les plus récents et notre Aviation embarquée. Bon nombre de gens gardaient en effet la nostalgie de certains films d'avant-guerre sur la Marine tels que "Alerte en Méditerranée" ou "Veille d'armes", regrettant que notre industrie cinématographique n'ait pu, depuis lors, rivaliser avec le réalisme et la sobriété des productions anglo-saxonnes, comme "Mer cruelle" et "Tant qu'il y aura des hommes".

Encore fallait-il trouver un réalisateur, un producteur et surtout un scénario valable et attrayant, donnant une bonne image de la Marine et de son personnel. Sur ce dernier point, l'Etat-major général, qui acceptait de mettre un porte-avions à la disposition des cinéastes pendant plusieurs semaines, était bien décidé à exercer un contrôle strict et à n'admettre aucune fausse note.

D'après ce que j'ai su par la suite, l'idée de faire un film dont le Clemenceau serait la vedette avait d'abord germé dans l'esprit du C.C. Jean Raynaud, chargé des questions audiovisuelles au service "Presse-Information" de la Marine et auteur de plusieurs courts-métrages d'inspiration maritime. Il l'avait soumise à l'amiral Jubelin qui avait écrit plusieurs livres de souvenirs sur sa propre carrière et au réalisateur Yves Ciampi. Il en était résulté une première ébauche d'un scénario intitulé "La peau des autres", sur lequel l'avis de l'état-major de l'Amiral "Porte-avions" avait été sollicité. Mon camarade Alain Fatou, qui y était affecté, avait trouvé le thème stupide et, avec sa vivacité d'esprit coutumière, il avait réalisé en quelques semaines un nouveau scénario qu'il avait remis à Ciampi. Celui-ci avait confié le texte à un dialoguiste professionnel qui l'avait remanié et intitulé "Le ciel sur la tête". On avait fait intervenir, dans le thème, des "extra-terrestres", seule solution, d'après Fatou, pour créer une tension dramatique d'une certaine intensité, sans pour autant imaginer un conflit avec quelque nation que ce fût, ni mettre en cause la hiérarchie de la Marine.

Après diverses retouches des uns et des autres, un scénario définitif avait été approuvé par l'Etat-major général et. en attendant de trouver mieux, on lui avait conservé provisoirement comme titre "Le ciel sur la tête". Celui-ci était prétendument inspiré d'une phrase de Michelet dans son Histoire de France : "Nos ancêtres les Gaulois ne craignaient rien tant que le ciel -leur tombât sur la tête", à moins que celle-ci n'eût été pêchée dans Astérix ou dans un manuel scolaire de Mallet et Isaac. Comme on va le voir, n'était pas si mal venu. En dépit de beaucoup d'efforts intellectuels ultérieurement pour inventer autre chose - y compris un concours à tout l'équipage du Clemenceau - ce titre serait définitivement retenu.

Quant à la production, elle était assurée par la société Gaumont International qui avait accepté de financer le film. Mais, comme le porte-avions et ses avions étaient mis gratuitement à sa disposition, le risque n'était sans doute pas considérable...

Le scénario qui avait reçu l'approbation officielle était le suivant : "Alors que le Clemenceau fait route vers Brest à l'issue d'une, croisière de plusieurs mois en escadre, des stations spatiales françaises et alliées détectent à très haute altitude un "objet'' inconnu, parcourant une trajectoire bizarre à des vitesses variables et s'immobilisant parfois dans l'espace. Les gouvernements occidentaux pensent qu'il s'agit d'un vaisseau spatial soviétique d'un type nouveau, peut-être doté d'armement nucléaire. Ils ordonnent l'alerte générale à leurs forces aériennes et navales respectives, sans pour autant leur préciser la nature de la menace.

Le Clemenceau, qui vient de renvoyer ses flottilles d'Alizé et d'Etendard sur leurs bases, fait demi-tour vers le large et les rappelle. Sur le porte-avions, l'ambiance est maussade lorsque l'équipage voit s'éloigner la côte, pour une raison que personne ne connaît, et les imaginations se donnent libre cours. Les Etendard sont mis en alerte, certains d'entre eux avec une bombe nucléaire. Peu à peu, à bord, le désappointement fait place l'inquiétude et à 1'énervement. Un Etendard est envoyé en interception sur un écho radar non identifié. Le pilote voit soudain une lumière éblouissante ; radio et ses instruments de bord sont perturbés, mais il parvient à revenir sur le porte-avions. Ce qu 'il raconte est d'abord accueilli avec scepticisme, jusqu'au moment, où l'on découvre que l'avion est fortement radioactif. Entre temps, un officier de l'Etat-major de la Marine vient avec un Alizé apporter un minimum, d'explications sur les événements en cours, mais ne rassure personne. On apprend en outre que les Soviétiques sont eux-mêmes en alerte et, niant avoir lancé un vaisseau spatial, accusent les Américains de l'avoir fait. La tension psychologique, qui croît sur le Clemenceau engendre plusieurs conflits de personnes chez les jeunes officiers.

Quelques heures plus tard, la station de Pleumeur-Bodou décèle que "l'objet" s'est dédoublé et qu'un engin plus petit fonce vers la terre. Les Soviétiques lancent des missiles pour l'abattre tandis que l'ordre est donné au Clemenceau et à l'armée de l'Air de faire décoller les avions en alerte. De nouveau, les équipements de bord des Etendard sont brutalement déréglés, et l'un des pilotes doit s'éjecter, son avion étant devenu incontrôlable. La radioactivité augmente dans la zone où se trouve le porte-avions. Le commandant ordonne alors le passage des bâtiments au stade de sécurité "Zéro", correspondant à l'étanchéité maximale, et fait déclencher l'arrosage extérieur général destiné à éliminer d'éventuelles particules radioactives. Il règne une grande nervosité, aggravée par les malaises dus à l'arrêt total de la ventilation.

L'engin secondaire disparaît soudain des écrans radar, sans doute abattu par des fusées soviétiques. Les Etats-Unis et l'URSS font savoir qu'ils vont conjointement tenter de détruire le vaisseau principal. Le Clemenceau est soudain environné d'une coloration étrange et secoué par d'intenses vibrations. Finalement, "l'objet non identifié" esquive les missiles, repart à très grande vitesse vers les espaces intersidéraux et, vers 35 000 kilomètres d'altitude, s'efface des écrans. On peut supposer qu'il venait d'une autre planète ou d'une autre galaxie...

Le pilote qui s'était éjecté a été amicalement recueilli par un. sous-marin soviétique qui se trouvait, comme par hasard, dans la zone. A bord du Clemenceau, l'alerte prend fin et, dans une belle apothéose, tout l'équipage se rassemble sur le pont d'envol pour aspirer à pleins poumons l'air frais retrouvé, après les heures de cauchemar qu 'il vient de vivre."

Pour être franc, lorsque je reçus un exemplaire du scénario complet, comportant le découpage séquentiel et les dialogues, sa lecture ne m'enthousiasma guère. L'idée d'un thème "extra-terrestre" et futuriste était certes astucieuse. Mais, faute d'être suffisamment romanesque, l'action était maigre, les dialogues assez pauvres et les personnages plutôt désincarnés. Pour cette œuvre d'ambiance dont le Clemenceau serait, en fin de compte, le personnage principal, il faudrait tout le talent d'Yves Ciampi et des acteurs pour y apporter un peu de chaleur humaine. Faute de quoi, le film ne franchirait pas le niveau du simple documentaire, si spectaculaire fût-il.

Cela dit, il n'incombait pas aux officiers du Clemenceau de remettre en cause un scénario qui avait reçu l'aval de l'Etat-major de la Marine. Notre rôle se limitait à faire en sorte que le tournage du film se déroule au mieux, à la satisfaction de tous et dans les délais impartis. Cet objectif suffisait largement à notre ambition et, comme on le verra, il ne serait pas si aisé à atteindre. Mais, après tout, il s'agissait d'une opération, certes un peu spéciale, qu'il convenait de réussir aussi bien qu'une autre. Et c'est avec une curiosité allègre que nous abordions cette aventure insolite.

Au cours du mois de juin, le Foch, qui entrait en période cl indisponibilité, avait été mobilisé pour les prises de vue de l'arrosage antinucléaire du pont d'envol et des superstructures, correspondant au passage au "stade Zéro" du scénario. L'aspersion à l'eau de mer n'étant pas recommandée pour les antennes radar, on avait estimé préférable de la faire subir à un bâtiment qui allait être immobilisé durant plusieurs mois, plutôt qu'au Clemenceau lui-même. Personne ne verrait la différence ! Le "Clem" demeura à quai pendant tout le mois de juillet pour mettre la majeure partie de l'équipage en permission. La tranquillité de cette période, avec un bâtiment vidé des deux tiers de son personnel, fut mise à profit pour tourner plusieurs séquences du film se situant à l'intérieur du porte-avions. On fit appel à des membres de l'équipage pour la figuration ou pour de petits rôles épisodiques, et ils s'exécutèrent avec bonne grâce et naturel. Cependant, le plus gros du travail devait être effectué à la mer Le scénario était découpé en quelque six cents séquences, dénommées "plans" par les cinéastes. Or, la Marine, prudente, n'accordait à Gaumont et à Ciampi que quatre semaines d'activité du Clemenceau pour les prises de vue. De surcroît, un brillant officier de l'état-major de l'Amiral "Porte-avions" avait concocté un programme entremêlant le tournage du film et l'entraînement propre des flottilles embarquées. Il n'y aurait pas de temps à perdre et l'harmonisation de ces deux activités ne serait pas simple...

Le porte-avions appareilla de Toulon le mercredi 29 juillet pour ramasser une flottille d'Alizé et deux d'Etendard. Puis, nous fîmes route vers Calvi afin d'y passer le week-end du 1er août. Le Pacha mouilla à moins de 1 000 mètres du port et de la plage, ce qui nous permit de constater qu il n'était pas timoré, et les mouvements d'embarcation entre le bord et la terre en furent agréablement facilités.

Cette escale estivale fut aussi une bonne occasion de lier connaissance avec cinéastes et acteurs. Yves Ciampi était un homme sympathique et pittoresque. Ancien médecin converti au cinéma il avait acquis une certaine notoriété en réalisant plusieurs films sortant de l'ordinaire dont j'avoue avoir oublié les titres. Cela dit, il n'était ni très organisé, ni rigoureux, du moins au sens où nous marins l'entendons et nous allions vite découvrir qu'il n'aimait pas se soumettre à des horaires stricts. Il s'était assuré le concours d'un excellent directeur de la photographie, Edmond Séchan, et de plusieurs acteurs professionnels les uns chevronnés comme Jacques Monod et Yves Brainville, les autres plus jeunes mais promis à la notoriété tels Marcel Bozuffi et Bernard Fresson d'autres enfin plus obscurs. Faute d'avoir l'autorisation d'embarquer une femme à bord, Ciampi avait remplacé la script girl habituelle par un script boy qui, tout au long du tournage, allait noter la chronologie des prises de vues des différents plans ainsi que les multiples retouches apportées inopinément tant au scénario qu'aux dialogues.

Jacques Monod dominait cette troupe de sa large carrure et de sa forte personnalité. Acteur de théâtre rallié au cinéma puis à la télévision, il avait débuté à l'école de Louis Jouvet et joué notamment dans "La Folle de Chaillot" de Jean Giraudoux. D'une verve intarissable, enchantant ses auditeurs par des anecdotes savoureuses sur sa carrière, il allait rapidement acquérir l'estime et l'amitié d'un bon nombre d'officiers. C'était tout à fait dans son rôle, puisqu'il incarnait le commandant du Clemenceau. Pour mieux se sentir dans la peau de son personnage, il portait en permanence à bord son uniforme de capitaine de vaisseau. Certains matelots s'y méprenaient et le saluaient respectueusement, ce qui le comblait d'aise. Mais, un jour, il entendit l'un d'eux dire à un copain : "Pas la peine de saluer, c'est le commandant bidon"

Ayant pris la mesure de son rôle de "pacha", bien calé dans son fauteuil à la passerelle, il me rappelait par son allure et son attitude le capitaine de vaisseau Lorain, premier commandant du "Clem". Quand il devait jouer une scène, il se concentrait à l'avance et il détestait alors d'être dérangé, comme s'il s'apprêtait à exécuter pour de bon une difficile manœuvre d'accostage. Avec lui, le film disposait d'un solide atout.

Bernard Fresson, beaucoup plus jeune, était le pilote de "Pedro", l'hélicoptère de sauvetage, et il s'acquit la sympathie générale par sa gentillesse. Son rôle était modeste, mais il y apportait beaucoup de chaleur humaine. Les autres acteurs, Bozuffi, Smagghe, Santi et autres interprétaient pour la plupart des pilotes de flottilles et se montraient plus distants. Leur entrée dans le jeu fut plus ardue. N'est pas pilote d'Etendard qui veut, même quand il ne s'agit que d'en avoir l'allure. Il fallut leur apprendre à revêtir une tenue de vol sans avoir l'air déguisé ou emprunté et les imprégner de l'ambiance de l'Aviation embarquée. Cela allait se faire progressivement dans les salles d'alerte où ils passaient leurs journées, mêlés aux authentiques pilotes.

Après le week-end à Calvi, le Clemenceau reprit le large et on se mit au travail. Comme je l'ai mentionné plus haut, le programme établi par l'état-major d'ALPA prévoyait de combiner le tournage du film et l'entraînement propre des flottilles. Mais, après deux jours d'efforts louables pour satisfaire à cette double exigence, on dut renoncer à cette conception utopique, en accordant la priorité au film et en sacrifiant le reste.

Cinéastes et acteurs, Ciampi en tête, étaient en effet peu enclins à l'exactitude. Ils ne formaient d'ailleurs pas une équipe cohérente et hiérarchisée, et chacun se montrait jaloux de son indépendance. L'un d'eux avait des peines de cœur et le réalisateur devait chaque matin lui remonter le moral. D'autres, interprétant le titre du film à leur façon, n'en faisaient qu'à leur "tête", sans guère se soucier du "ciel". Cette tendance allait s'accentuer au fur et à mesure de la progression du tournage, et Ciampi aurait de plus en plus de mal à maintenir un semblant de discipline dans sa cohorte fantaisiste et frondeuse, à l'exception de Jacques Monod toujours disponible et ponctuel.

D'autre part, l'installation des caméras et des rails nécessaires aux travellings sur le pont d'envol, à la passerelle ou ailleurs, ainsi que les opérations préliminaires de cadrage des scènes prenaient beaucoup de temps. Chacun des plans était d'abord répété sur place cinq ou six fois de suite sans être filmé.

Puis, quand Ciampi, enfin satisfait, déclarait : "On le tourne", la scène était de nouveau jouée trois ou quatre fois sous l'œil des caméras. Le choix de la meilleure version devait être effectué ultérieurement lors du montage technique du film. Bref, tout ce monde se comportait comme il avait coutume de le faire clans les studios cinématographiques, sans bien se rendre compte que ce studio-là, avec ses 1 800 hommes et ses 126 000 chevaux (de puissance) coûtait cher de l'heure quand on attendait le bon plaisir des uns et des autres.

Le temps avait également ses caprices. Le soleil n'était pas forcément au rendez-vous et, quand il brillait, ce n'était pas toujours dans la direction souhaitée par rapport à la route suivie par le porte-avions. En effet, comme les plans étaient tournés dans un ordre différent de celui du scénario, il se posait fréquemment un problème de "raccord" : il fallait éviter que, une fois le film terminé, le soleil ne passe d'un bord à l'autre, sans transition, entre deux séquences successives. La même difficulté se présentait pour l'état de la mer. Mais, sur ce point, on dut renoncer à une mer "cohérente" tout au long d'une phase donnée du scénario. Des spectateurs n'allaient pas manquer plus tard de remarquer que l'on quittait une mer blanche de moutons pour retrouver un calme plat l'instant d'après. Tant pis ! Dans l'euphorie des débuts, j'avais proposé à Landrin de diffuser chaque matin vers 8 heures, sur le réseau de haut-parleurs du bord, à l'intention de tout l'équipage, un bref résumé de l'activité de la veille et les prévisions pour la journée. Cette courte communication s'intitulait : "La minute du PC Opérations" et elle allait se perpétuer pendant quelques mois, à la satisfaction de tout le monde. J'eus même droit aux félicitations de Jacques Monod qui jugeait ma voix "agréable à entendre". Par la suite, je serai contraint d'y renoncer : l'activité aérienne démarrera souvent trop tôt pour me laisser le temps de rédiger un communiqué quotidien, et de le diffuser à un moment où l'équipage soit en mesure de l'écouter.

La question des "raccords" concernait aussi les avions. D'une semaine sur l'autre, ceux-ci subissaient une visite technique ou se trouvaient momentanément indisponibles. Quand on avait commencé à tourner une série de plans, successifs dans le scénario, avec un certain Etendard n° 41, il était certes souhaitable de disposer de ce même avion tous les jours, en vol, sur le pont ou au hangar, mais on se heurtait à des impossibilités. On en vint donc, à grand renfort de rubans adhésifs, à modifier les numéros de cellule de plusieurs avions afin d'avoir toujours sous la main un Etendard n° 41. Mais les services techniques et les équipes de pont d'envol ne s'y retrouvaient plus et s'arrachaient les cheveux. Tout comme dans le scénario, une certaine tension commençait à se manifester à bord en dépit de l'optimisme inaltérable et communicatif du commandant Landrin.

Cette irritation était particulièrement sensible lors de la conférence quotidienne des vols que je présidais et dans laquelle on élaborait l'activité du lendemain. C'était un véritable casse-tête qui nous mettait de méchante humeur, le chef "Aviation", le C.C. Perrin, officier des vols, et moi-même. Notre victime désignée était ce bon monsieur Irenée Leriche, représentant de la société Gaumont, qui était chargé de la coordination du tournage et faisait l'intermédiaire entre les "artistes" et nous. Yves Ciampi s'abstenait de participer à cette réunion contraignante et orageuse, préférant bavarder, au bar-fumoir, avec ses acteurs ou des officiers du bord.

Hormis le premier week-end passé à Calvi, nous revenions à la fin de chaque semaine à Toulon. Le dimanche, dans la salle du cinéma Gaumont de la place de la Liberté, Ciampi se faisait projeter les rushes, c'est-à-dire les pellicules des scènes tournées au cours des jours précédents, qui avaient été expédiées à Paris, développées en urgence et réexpédiées dans le Midi. J'assistai par curiosité à l'une de ces séances, mais, pour un profane, c'était vite lassant. Les plans se succédaient dans toutes leurs versions successives et dans l'ordre où ils avaient été tournés, le tout "en muet", car le son était enregistré indépendamment sur magnétophone en vue de la postsynchronisation ultérieure. En revanche, ces projections étaient très utiles pour Ciampi et Séchan qui pouvaient apprécier ainsi la valeur de leur travail et effectuer une première sélection des images.

Cahin-caha, le film néanmoins progressait. En consommation de pellicule, il filait même à toute allure, car Ciampi, conscient de l'échéance qui se rapprochait, engrangeait le maximum de prises de vue, même hors scénario. Il aurait ainsi du "matériau" à sa disposition lorsqu'il procéderait plus tard au montage. Mais, un beau matin, un Alizé déposa à bord un délégué de la société Gaumont, effaré du nombre de kilomètres de pellicules déjà utilisés - plusieurs dizaines, je crois - pour un film qui, terminé ne devait en compter que trois. Il se demandait si l'on ne nourrissait pas l'équipage avec, d'autant plus que Ciampi et Séchan réclamaient encore d'autres bobines vierges.

De nouvelles idées germaient en cours de route dans la tête du réalisateur et l'on improvisait des scènes supplémentaires, au grand émoi du script boy qui se perdait entre les plans prévus au scénario et les autres, non répertoriés. Nous commencions d'ailleurs à ne plus bien comprendre quels épisodes accessoires plus ou moins farfelus Ciampi voulait faire vivre à certains de ses personnages pour corser son film. On tournait toujours et encore... et l'on verrait plus tard.

Dans nombre de séquences, le personnel du bord et des flottilles apportait une contribution substantielle à la figuration. Cela allait de soi pour les gens de quart à la passerelle et de service sur le pont d'envol et au hangar, qui, vaquant à leurs occupations habituelles, faisaient en quelque sorte partie du décor. Cependant, certains plans mettaient en scène des officiers, des officiers mariniers ou matelots qui participaient à l'action et aux dialogues, que ceux-ci fussent prévus au scénario, ou improvisés suivant l'humeur du jour. La scène tournée en salle d'alerte et se situant au moment où les flottilles vont décoller vers leurs bases avant l'arrivée du Clemenceau à Brest était d'ailleurs assez pittoresque. Les pilotes d'Alizé partaient vers leurs avions en emportant de gros sacs bourrés de souvenirs exotiques auxquels les pilotes d'Etendard, pour faire bonne mesure, ajoutaient les crocodiles ou lézards empaillés qu'ils avaient eux-mêmes achetés. C'était l'un des rares moments joyeux du film, car la suite était plutôt du genre crispé. Il y avait notamment une aigre discussion entre un commandant de flottille et l'aumônier, où il était question de chasseur et de lapin - ce que tout le monde trouvait inepte - et, à d'autres moments, des pilotes se faisaient mutuellement la gueule pour des raisons métaphysiques fumeuses.

Pour ma part, je fus invité à figurer dans deux plans improvisés, l'un à la passerelle, l'autre au PC Ops où je passais le plus clair de mon temps. Dans la première scène, un planton m'apportait une planchette : "Un message urgent à viser, commandant", disait-il. Je lui repondais : "Bien", comme il se doit, je signais la feuille et j'allumais une cigarette. Ce n'était pas génial, mais il faut un commencement à tout. On répéta quatre fois, puis on filma quatre autres fois et, à la dernière, de guerre lasse, je fis simplement semblant d'allumer ma cigarette. Pas de chance ! C'est cette ultime version qui serait retenue au montage, et mon simulacre, bien perceptible, ferait ricaner les salles... pas bien longtemps d'ailleurs.

Au PC Ops, il s'agissait d'un jeu plus subtil. La scène se passait au moment où, arrivant en Iroise à la fin de sa croisière d'entraînement, le porte-avions reçoit l'ordre de faire demi-tour et de repartir vers le large. D'un ton irrité, j'apostrophais le second maître de quart à la table traçante : "Alors, cette route, elle est tracée ?". Il me répondait d'un air bonasse : "On y va, commandant, on y va". J'allais à lui, je saisissais le crayon qu'il avait à la main, je prenais la règle-rapporteur et je traçais la nouvelle route orientée au sud-ouest en grommelant : "Et bien, si cette route ne vous plaît pas, à moi non plus figurez-vous !".

Ce fut laborieux. Le second maître, très décontracté, avait vraiment l'air de se payer ma tête. Tantôt, il serrait trop fort le crayon dans sa main et je ne parvenais pas à le lui arracher, tantôt le crayon filait si bien de ses doigts qu'il voltigeait dans la pièce. Assis sur la "banquette de réflexion", Brusson et Perrin riaient de bon cœur en me regardant faire le mariolle. A la huitième reprise, je me sentais tout à fait ridicule, on arrêta les frais et la scène fut supprimée du film. Ainsi prit fin, à peine amorcée, ma carrière cinématographique. D'autres acteurs d'occasion étaient, en revanche, plus doués que moi, tels le CF Vallaux, chef du service intérieur, et le L.V. Doniol, officier d'appontage qui, sur sa plate-forme, se livrait à un numéro tragi-comique.

Le son, c'est-à-dire les voix des acteurs, était enregistré au magnétophone en même temps que les prises de vue. D'où l'usage systématique du "clap", sorte de claquette que la caméra filmait au début de chaque plan et dont le bruit sec permettait de recaler ultérieurement la bande-son sur les images. En l'occurrence, toutefois, les bruits de fond parasites régnant à bord, notamment le ronronnement de la ventilation, ne permettaient pas d'utiliser directement les voix enregistrées. Il était donc prévu d'effectuer par la suite en studio une postsynchronisation, opération consistant à faire répéter par chaque acteur, dans une pièce insonorisée, les paroles qu'il a prononcées, en synchronisme avec l'image. Mais, contrairement à ce que l'on nous avait fait miroiter, cet honneur allait être réservé aux seuls artistes professionnels. La société Gaumont n'offrirait pas le voyage à Paris aux amateurs que nous étions et ferait doubler nos voix par les gens de ses studios. A la présentation du film, nous allions être horrifiés de nous entendre parler avec des voix qui n'étaient pas les nôtres...

Les jours passaient et nous vîmes arriver le bout de nos peines, c'est-à-dire l'apothéose finale du film, où tout l'équipage, massé sur le pont d'envol, contemple le ciel libéré de toute menace extra-terrestre. Il était temps, pour tout un chacun, que cette opération cinématographique se terminât. Les acteurs avaient hâte de se mettre en vacances et pensaient à leurs prochains contrats. Les jeunes turcs de la bande murmuraient contre Ciampi et brocardaient son scénario : "On ne sait pas s'il a "du sel sur la tête", mais ça manque de poivre !" Un matelot du pont d'envol qui avait reçu une cale d'avion sur les orteils suggéra d'intituler le film : "La cale sur le pied", mais son idée cocasse n'eut pas d'écho. Bref, cette aventure, commencée dans l'euphorie, s'achevait dans une lassitude goguenarde. Revenus à Toulon le 19 août, nous vîmes partir non sans soulagement cette troupe pittoresque devenue peu à peu encombrante. Nous avions cependant connu ensemble de bons moments et quelques amitiés plus ou moins durables s'étaient nouées. Yves Ciampi emportait ses kilomètres de pellicule qu'il lui faudrait trier, triturer et amalgamer pour composer le film définitif. Quant à nous, cette page étant tournée, nous allions repartir vers d'autres activités plus militaires.

Trois ou quatre mois plus tard, nous étions conviés à la première projection solennelle du "Ciel sur la tête" au cinéma Gaumont de Toulon. Toute la hiérarchie maritime était présente. L'assistance fut enthousiasmée par les splendides images d'Edmond Séchan, soulignées par une belle musique du compositeur Jacques Loussier. Jacques Monod dominait la distribution et avait fière allure comme "pacha du Clem". L'aspect documentaire du film était irréprochable, mais le scénario ne passait la rampe qu'à moitié et le spectateur non averti en concluait qu'il s'agissait d'un phénomène collectif d'autosuggestion. Quant aux intrigues annexes, elles étaient trop elliptiques pour que quiconque y comprît grand chose. Pour un beau film, c'était tout de même un beau film, si ce n'est nos voix mal doublées par d'anonymes balayeurs des studios Gaumont.

Cela étant, "le Ciel sur la Tête" n'allait connaître qu'une brève carrière d'exclusivité dans les salles de cinéma françaises et il ne recevrait pas l'accueil escompté par ses promoteurs. En revanche, il obtint, paraît-il, un vif succès en URSS et au Japon. Pour prix de son concours, la Marine reçut de Gaumont un exemplaire du film, destiné à être projeté dans les unités et à servir d'instrument de relations publiques.

Une trace écrite de cette fiction demeurera avec un livre publié en 1965 sous le titre " Le Ciel sur la Tête ou Le Spectre de Pleumeur-Bodou", dont l'auteur n'était autre que l'amiral Jubelin (1). Un feuillet de douze photos tirées du film d'Yves Ciampi illustrait l'ouvrage. Le récit de Jubelin n'était pas pour autant la recopie du scénario original.

Vingt ans après, je fus amené à écrire pour "Cols Bleus", l'hebdomadaire de la Marine, une première version du chapitre que l'on vient de lire. A cette occasion, le CV Georges Croullebois, directeur de la rédaction, entra en relations avec Jacques Monod. Celui-ci gardait un souvenir ému de son séjour à bord du Clemenceau et envoya à la revue une lettre qui parut en même temps que mon article en juin 1984. Je ne puis résister au plaisir d'en reproduire ici de larges extraits, en mémoire de ce sympathique acteur, disparu la veille de Noël 1985.

"...Yves Ciampi, avec qui j'avais naguère tourné deux fois, ne me voyait pas dans le rôle du Commandant. Or, je tournais à cette époque en Egypte et, pour les besoins du film, je portais les cheveux en brosse. Yves, découvrant alors ma photo, s'écria aussitôt "Mais le voilà, mon pacha !". Je ne remercierai jamais assez le coiffeur.

Dès mon retour, je me précipite chez le tailleur de la Pépinière : je vais enfin réaliser mon rêve d'enfant : arpenter le pont d'un navire, la casquette de travers, les mains derrière le dos et la pipe à la bouche...

J'embarque à Toulon sur le Clemenceau en juillet - quelle masse impressionnante ! - on fait route vers la Corse. Sortant de ma chambre en uniforme avec la casquette à la main, on me prévient que ce couvre-chef n'est, pas porté à bord - et je ne l'ai plus touché depuis.

A la passerelle, Ciampi me présente à tous. Arrive alors le pilote du port qui, aussitôt se met au garde-à-vous devant moi pour prendre les ordres. En souriant, le commandant Landrin (le vrai), désireux de ne pas le vexer intervient... "Permettez pilote, mon ami n'est là qu'en visite, je suis le commandant". J'éprouve une certaine fierté d'avoir été pris pour un authentique capitaine de vaisseau. Il me faut bien pourtant oublier mon rêve d'enfant et jouer mon personnage. Cette passerelle est devenue ma maison ; j'y ai mon fauteuil ou celui du Commandant qui, très aimablement le met à ma disposition. Quel spectacle ! Les catapultages des Crusader, des Etendard et puis les appontages, surtout de nuit lorsque les crosses font jaillir des gerbes d'étincelles. Et le mystère des mots "Alfa", "Tango" et surtout "Bravo", ce mot magique qui toujours va droit au cœur d'un comédien !

Pendant trois semaines, je suis le "pacha '' et je réponds à tous les saluts, tête droite, tête gauche, au risque d'en attraper un torticolis. Je dois sans doute figurer en photo dans pas mal de foyers bretons car de nombreux matelots nie demandent de poser auprès de moi ; "Comme ça, mes parents croiront que je suis bien avec le Commandant". Prenant mes repas au carré des officiers supérieurs, j'avoue jouer un peu à la vedette. Mes histoires de théâtre et de cinéma passionnent l'auditoire. Lorsque je demande à visiter le "Clem" je vois sur les visages de ces messieurs passer comme un léger sourire. Je comprends que l'on va me "mener en bateau" et, en effet, rien ne m'est épargné, du haut en bas, de tribord à bâbord, et, pendant des nuits, je rêve d'échelles. Le soir au dîner, je dis mon émerveillement et mes exploits -et rien sur mes mollets douloureux - lorsque mon vis-à-vis, jusque là peu disert, se présente ; c'est l'officier météo et je l'ai oublié dans mes pérégrinations. Il m'a fallu tout voir : tables, panneaux, thermomètre, baromètres, et aussi les cartes météo qui arrivaient presque sans arrêt... A ma question "Quelles sont les prévisions pour le lendemain ?", il sort sur le passavant, scrute le ciel, mouille son doigt et gravement déclare : "II fera beau" - "A quoi donc servent vos appareils ?". Et cet humoriste me rétorque : "C'est pour les visiteurs !"...

J'ai une masse de souvenirs, trop pour les raconter tous. Impossible d'oublier le Clemenceau. J'ai toujours devant moi la tape de bouche remise par le contre-amiral Vilbert : elle porte un insigne magnifique, la tête de tigre avec, au dessus, cette inscription : "A mon pacha de l'été 64". Cette plaque voisine avec une médaille de Louis Jouvet, qui fut mon patron pendant six ans, les deux plus beaux souvenirs de ma carrière d'acteur. J'ai la chance, je dis bien la chance, d'être souvent reconnu. Un jour pourtant, un monsieur m'aborda et me demanda : "N'êtes-vous pas amiral ?" - "Hélas non, ai-je répondu, mais je suis très fier d'avoir servi pendant un mois et demi dans la Marine nationale". Il n'a sans doute rien compris.

Quant à moi je remercie du fond. du cœur Yves Ciampi et j'adresse un grand bonjour à tous ceux que. j'ai connus sur le Clemenceau. Ils demeurent mes amis, les amis d'un beau, si beau souvenir.

Paris, le 12 février 1984

Jacques Monod"