C'était le 7 avril 1968. Alors numéro 3 de la glorieuse 9° flottille d'aviation embarquée, je ralliais la Polynésie à bord du porte-avions Clémenceau afin de participer à une campagne d'essais nucléaires. Au cours de son transit, le bâtiment devait passer une journée devant Moroni, capitale des Comores alors françaises mais bénéficiant de l'autonomie interne. Les festivités prévues comportaient un défilé aérien puis un banquet offert à bord du Clémenceau.

La veille de ces événements le capitaine de vaisseau Sanguinetti, commandant le Clémenceau, me fit convoquer pour me tenir ce langage : "Sabas, demain nous recevons les autorités comoriennes dont votre frère qui est le directeur de la station locale de l'ORTF. En conséquence, pour vous permettre de le voir, vous me servirez d'aide de camp et, à ce titre, vous participerez au banquet".

Je fus un peu déçu, je dois l'avouer, de ne pas participer au défilé aérien et surtout au "vol de reconnaissance" au-dessus des Comores qui devait suivre (Pour les profanes cette expression "vol de reconnaissance" peut être traduite par "magnifique balade touristique" ; Mais cela il ne faut pas l'ébruiter !!!). Evidemment j'étais encore plus ravi de faire visiter le Clémenceau à mon grand frère André.

Le lendemain donc, revêtu de mon plus bel uniforme blanc, je m'acquittais au mieux de ma nouvelle fonction, y compris, bien sûr, la participation aux agapes. A l'issue de celles-ci, les principales autorités de notre escadre, dont je n'étais certes pas, devaient être décorées par Saïd Mohamed Cheikh, président du conseil du gouvernement local. Cela commençait par le commandant de la force, le contre-amiral Lévêque, Grande Croix du Croissant Vert des Comores, et se terminait par les commandants de flottilles et de bâtiments, simplement chevaliers du même ordre.

Entre la poire (Melba autant qu'il m'en souvienne) et le fromage, Groussolles, le directeur de cabinet de Saïd Mohamed Cheikh, appela mon frère. Se déroula alors le dialogue suivant, selon ce qui me fut rapporté plus tard :

- Voilà, pour votre reportage, le texte du discours que le président va prononcer tout à l'heure; voilà aussi la liste des personnalités qui vont être décorées.

- La liste? Mais je n'y vois pas mon frère.

C'était, bien entendu, une fine plaisanterie de mon frère André. Aucune réaction de Groussolles, et pourtant…

A quelques pas de là, inconscient et béat, je sirotais une coupe de champagne lorsque le commandant en second du Clémenceau m'apostropha : "Sabas, allez vous mettre en queue de la rangée des personnes alignées dans la coursive-amiral. On va vous décorer". Le temps d'avaler la susdite coupe de champagne et je me retrouvais à côté de mon commandant de flottille, à qui je racontais brièvement ce qui m'amenait là. Celui-ci fut pris d'un tel fou rire qu'il hoqueta pendant tout le discours, malgré les regards courroucés de toutes les autorités qui entouraient Saïd Mohamed Cheikh. Cela ne l'empêcha pas d'être, lui aussi, décoré et de réagir plus tard avec beaucoup de présence d'esprit en me priant de participer à l'arrosage de nos décorations. Il partagea les frais en deux, lui payant le vin à table (nous dînions par tables de huit) et moi le champagne au bar-fumoir, où il n'y avait jamais moins de cinquante officiers assoiffés. Ce commandant avait le sens du commerce!

Grâce à ma nouvelle dignité, je pus embarquer à bord de l'hélicoptère qui ramenait à terre nos invités. Cela me permit d'embrasser ma belle-sœur et mes neveux. Cela me permit aussi de recueillir la remarque amère de mon frère André : "Et quand je pense qu'après cinq ans aux Comores, moi, je n'ai même pas cette médaille!". A ma connaissance, d'ailleurs, il ne l'a toujours pas trente six ans après!