Voir "La préhistoire"

Les Débuts de la 4S1
par le Général d'Armée Aérienne L. CHASSIN (1962)

Autant que je me le rappelle, la 4S1 a été créée en 1928 à KAROUBA, au début de l’année. Elle était armée de CAMS 37 amphibie à moteur Lorraine de 450cv, ce qui était une merveille pour l’époque.

Mon premier commandant fut le lieutenant de vaisseau DE GAIL, une belle figure de l’aéronautique navale. De GAIL était un type énorme, parfaitement indiscipliné mais qui savait insuffler à ses gars l’amour de leur formation et son désir d’être le meilleur dans les disciplines qu’il considérait comme valables. Grand et maigre, une figure en lame de couteau, l’œil bleu, l’air souverainement méprisant quand il voulait et il le voulait souvent, il entreprenait avait la " strass " représentée à KAROUBA par le Capitaine de Vaisseau DE NANTES (dit " le populaire de Nantes " parce qu’il paraissait à l’époque un journal de ce nom-là à Nantes) et le Lieutenant de Vaisseau le ROCH, second, des relations plutôt peu courtoises, et, tout le monde à la 4S1 prenait la ligne de file et faisait la gueule au malheureux pacha et au second.

Quand j’arrivais à la 4S1 pour prendre le poste de second de l’escadrille qui était tenu jusqu’alors par un aspirant (BLAIN), le pacha m’avertit charitablement que mon commandant et son second étaient tous deux aux arrêts de rigueur dans leurs chambres. DE GAIL avait entraîné son escadrille dans un vol de groupe à très basse altitude au dessus de la plage de BIZERTE et comme par hasard, il avait été repéré par l’Amiral (les mauvaises langues disaient que celui-ci, sa femme et sa fille avaient dû se coucher à plat ventre pour éviter les CAMS rugissant au dessus d’eux). DE GAIL tenait par dessus tout au vol de groupe effectué de jour comme de nuit et il m’expliqua que cette discipline avait pour résultat de dégonfler rapidement les gens peu courageux : " Moi, ajouta-t-il, je veux que mes équipiers me suivent partout où je passe " Et on le suivait partout, car on l’adorait. Le mécanicien de la base, le père PROVOST, avait obtenu un succès particulier quand, décrivant un vol de groupe de nuit de la 4S1, il avait dit aux autres escadrilles : " Oui, vous ce n’était pas mal, mais la 4S1, on aurait dit un bloc lumineux ". Le bloc lumineux fit fortune.

Je devins le second et le seul officier de la 4S1. Que raconterai-je de mes premiers souvenirs de second de l’escadrille ? BLAIN était un phénomène et sa situation de plus ancien du carré des aspirants lui valait une cote toute particulière en un temps où faute d’officiers, nous nous contentions d’aspirants pour jouer leur rôle.

Ingénieurs des Arts et Métiers, BLAIN, qui était pilote (et très bon pilote) entretenait de bonnes relations avec le mécanicien de la base, le déjà nommé père PROVOST. Or BLAIN, qui était fiancé et en avait assez d’attendre sa libération, décida d’aller, au cours d’une trop courte permission, se marier en France, et de ramener sa jeune femme à BIZERTE. Mais comme une chambre meublée était trop lourde pour sa bourse, il décida de louer pour presque rien une chambre vide dans la ville arabe, ce qui était alors fort normal, et de la meubler par les soins de la base de KAROUBA. Pour cela, il lui fallait la complicité de PROVOST. Il alla lui faire la cour, en lui signalant sa triste situation et obtint l’autorisation de se faire faire un lit avec un sommier constitué par des sandows de Breguet 14 ramassés au cimetière, et une carcasse faite avec des longerons de même avion pris au même endroit. L’atelier fournirait la main d’œuvre et le père PROVOST, bénévole, signa l’autorisation. Par la suite, il se laissa " avoir " pour une table, puis pour un buffet, puis pour une armoire. Tout l’atelier de menuiserie travaillait pour BLAIN, avec la complicité de tous les membres du carré, émus par l’histoire de la jolie petite fiancée sans meubles. Tant et si bien qu’à une inspection de tranche du pacha, celui-ci découvrit le pot aux roses, passa un poil au brave PROVOST et interdit que désormais, la menuiserie travaillât pour M. BLAIN. On termina néanmoins les meubles déjà commandés et on allait en rester là quand BLAIN alla supplier le père PROVOST de signer encore une dernière autorisation. C’était moins que rien : un porte photographie de quelques centimètres, où BLAIN voulait mettre trois photos de sa fiancée. Le plan était déjà fait par BLAIN, ingénieur des Arts, comme nous l’avons dit. Après avoir " renâclé " et fait jurer " que c’était bien la dernière fois " le père PROVOST signa. Qu’elle ne fût pas sa stupéfaction quelques jours après lorsque inspectant l’atelier de menuiserie, il vit les ouvriers occupés à fabriquer un superbe paravent de plus d’un mètre de hauteur. " Pour qui est ce ? " rugit il ! . " C’est le paravent pour M. BLAIN " lui fut-il répondu. Et devant sa fureur on lui exhiba l’ordre signé de lui pour le porte photographie. L’astucieux BLAIN avait seulement changé les millimètres en centimètres sur le plan coté.

En ce temps là, nous n’appareillions pas sans être munis de pigeons voyageurs auxquels nous confiions notre position et qui s’entraînaient en ralliant le colombier, pour le cas ou nous en aurions réellement eu besoin, comme ce fût le parfois le cas, de leurs services. Un jour, le Lieutenant de Vaisseau colombophile me confia que sur les pigeons bagués, une proportion assez considérable ne ralliait pas le colombier et qu’il en était assez surpris. Quelques semaines après, il me fit appeler et me confia que c’était les pigeons affectés à la 4S1 qui représentaient le maximum de défaillances. J’entrepris une enquête facile et je remarquai vite que les pigeons manquant à l’appel étaient ceux qui étaient affectés à des équipages commandés par nos trois aspirants, qui si mes souvenirs sont exacts s’appelaient en dehors de BLAIN, BOUTEILLET et JODRY. Je n’eus qu’à aller faire un tour au carré des aspis au prochain exercice de transmissions pour déceler le délicieux fumet d’un plat copieux de pigeons aux petits pois et être fixé sur le sort de ces malheureux volatiles, d’ailleurs assez coriaces et qu’il fallait des dents d’aspirant pour déguster.

A cette époque, (1928), une coupe dite " Coupe du Ministre " récompensait les efforts de chaque escadrille qui, dans chaque discipline, (chasse, reconnaissance, exploration, bombardement) se classait première dans son cadre, après une série de concours ou on appréciait les diverses qualités de l’ensemble. Nous étions tous réunis à Berre et les quatre escadrilles de surveillance (1S1, 2S1 dont je fus par la suite le commandant, 3S1 et 4S1) se préparaient à en découdre pour affirmer leur supériorité. La première épreuve qui était une épreuve de navigation et de photographie donna lieu à des contestations et la 4S1, en la personne de son irascible commandant s’estima lésée. Dès le lendemain des " sanctions " furent prises contre la direction. Il s’agissait d’une épreuve de démarrage des moteurs. A une heure déterminée, la direction hissait un pavillon et c’était le signal du départ. Lorsque le dernier moteur était mis en route, le chronomètre mis en marche au moment du hissage du pavillon était arrêté, et c’était son verdict qui était définitif. Or quand nous nous rendîmes pour embarquer sur la vedette qui devait nous mener à nos " zings ", le commandant nous tint le discours suivant : " J’interdis formellement que l’on mette en route à la 4S1 au moment ou sera hissé le pavillon. On mettra en route quand je ferai flotter à bord du 4S1-1 mon écharpe personnelle ". Personne ne moufeta. Il ne venait pas à l’idée d’un seul d’entre nous de contredire le pacha. Il devait avoir ses raisons pour agir comme il le faisait. Nous embarquâmes sur la vedette, débarquâmes dans nos hydros et attendîmes. Le signal officiel fut donné. Toutes les autres escadrilles obtempérèrent et bientôt on entendit un roulement effroyable de bruit de moteurs qui se propagea dans l’espace. La 4S1 impassible ne bougeait pas. Du côté des officiels, il se fit un grand remous. Tous les moteurs étaient partis et la 4S1 n’avait encore pas démarré. Il fallait aller voir ce que cela signifiait. Une vedette, portant à son bord les arbitres poussa vers nous. Alors, lorsqu’elle fut à quelques mètres de 4S1-1, DE GAIL, magnifique comme toujours, déploie son écharpe. Et comme un seul homme, les 6 moteurs 450 Lorraine de la 4S1 démarrèrent d’un seul coup, avec un ensemble parfait et faisant l’admiration de tous. Nous avions moralement gagné l’épreuve, mais moralement seulement, et notre commandant écopa de 15 jours d’arrêt de rigueur, ce qui n’était pas pour l’étonner ni le troubler le moins du monde. Naturellement, nous avions perdu la coupe du Ministre, mais qui s’en occupait à la 4S1, à part moi peut être ! 

La 4S1 comptait un certain nombre de phénomènes, dont le plus remarquable était certainement le quartier-maître pilote KLEIN, d’origine russe, qui mourut en 1934 au cours d’un raid PARIS-MADAGASCAR qu’il avait entrepris avec PHARABOD sur un avion Maillet-Lignel. Au décollage de WADI-HALFA, l’appareil trop lourd avait accroché les arbres en bout de piste. Ce KLEIN avait décidé de ne jamais se mettre en uniforme pendant toute la durée de son service militaire. Il exerçait les fonctions de secrétaire du Commandant, et c’était lui qui tenait les carnets de vol. Il était vêtu d’une vieille combinaison de mécanicien, amarrée à la taille avec une ceinture de cuir. Dessous, une chemise de laine. Aux pieds une paire de chaussures de tennis. En cet équipage il pilotait le 4S1–2, car il était excellent pilote et suivait le commandant comme son ombre, particulièrement en vol de groupe où il excellait. En cet équipage il vaquait aux divers travaux du jour dans le bureau de l’escadrille qui était son domaine. Quand il voulait aller à terre, il faisait le mur (c’était facile à KAROUBA à cette époque) et il se propulsait dans les bistrots de la Pêcherie vêtu d’un pantalon de flanelle blanche et d’une chemisette blanche à col ouvert. Il feintait toutes les inspections et DE GAIL, qui l’aimait beaucoup, fermait les yeux. Ceci dura jusqu’à mon arrivée comme second à l’escadrille. A la première inspection, je débusquai mon KLEIN, et malgré ses protestations, je le forçai à se mettre en uniforme réglementaire. Quel dommage, se lamentait-il ulcéré, je n’avais plus que deux mois à faire et c’était un si beau record ".

Pour revenir à des sujets plus techniques, le CAMS 37 amphibie s’avéra vite une erreur. Les roues étaient simplement repliées sous les plans et, au décollage, freinaient terriblement le déjaugeage du taxi. Par les températures qui régnaient à BIZERTE, on arrivait vite à avoir l’eau à 100° et après avoir hydroplané des kilomètres en direction de SIDI-ABDALLAH, on coupait et on attendait mélancoliquement la vedette qui nous ramenait sous la grue. Bientôt, nous avisâmes du tour suivant qui devint la règle à la 4S1 : nous décollions en terrestre de SIDI-AHMED pour notre voyage, après que nous eussions fait les pleins. L’ennui, c’est qu’au bout de notre étape il ne se trouvait pas toujours de terrain terrestre, et nous étions obligés d’en tenir compte dans la fabrication de nos itinéraires. D’ailleurs, très rapidement, . Nous ne vîmes plus son gros ventre sur ses petites jambes, s’ébrouer pour décoller sur les terrains d’Afrique du Nord, TUNIS-EL-AOUINA, KAIROUAN, ALGER et même DJERBA que nous " reconnûmes " au cours d’un voyage mémorable.

Je quittai un jour la 4S1 pour devenir professeur d’aviation à l’Ecole Navale, où je succédai à LE BRIX, mon camarade de la 5B2. Je fus remplacé par le Lieutenant de Vaisseau GRANGE, qui n’y réussit guère. Il fallait un tempérament spécial pour encaisser des gars comme DE GAIL , BLAIN ou KLEIN.

Et cependant, quand je pense à DE GAIL, ce n’est pas sans un serrement de cœur. Car il m’a appris des choses que l’on n’oublie pas et que j’ai exigées de mes subordonnés par la suite, au cours de toute ma carrière : c’est au premier chef de suivre celui qui est devant jusqu’au bout, quoiqu’il arrive ! Plus tard, combien de fois n’ai je pas eu le sentiment de la mère poule quand je voyais, par mauvais temps, tous mes poussins venir se ranger autour de moi comme autour de leur mère dans le danger. Suivre son chef jusqu’au bout. Voilà qui lui donne le sens de sa responsabilité, celui du geste à faire, de la manœuvre à réussir.

DE GAIL est mort en Algérie en 1942 [1] sur les monts de Ghardimaou, en faisant une liaison ALGER-MEDJEZ-EL-BAB avec le propriétaire de la " Petite Gironde ", Marcel GOUNOUILHOU, qui était lieutenant-colonel de réserve de l’Armée de l’Air, et qui voulait voir le front de TUNISIE. DE GAIL était alors officier de liaison après du commandant en chef. Il partit par mauvais temps et percuta la montagne, qui est mauvaise à cet endroit là. Je l’ai pleuré, car c’était un grand pilote et un grand aviateur. C’était de plus un gentil homme de l’air et un des plus vieux champions de cette aéronautique maritime qui a compté tant de belles figures.

BLAIN est maintenant professeur dans une école d’Arts et Métiers près de Paris. Il a vieillit, il s’est déplumé, mais quand il évoque la 4S1, une flamme de jeunesse luit dans son regard. Il a raison c’était une fière escadrille et je ne peux penser à cette bande de pirates, fameux envol de groupe, sans verser un pleur.

[1] Correction : Le CF de Gail est mort en 1943.