C'était un soir de 1962, à bord du Clémenceau mouillé devant la côte varoise après une journée d'exercice. Dans la salle d'alerte quelques officiers bavardaient sur le thème des "bruits de coursives", ces rumeurs nées on ne sait comment qui se répandent rapidement à bord des bâtiments et perdurent parfois des années durant. Le commandant de la flottille proposa de faire une expérience : On décida de choisir une histoire fantaisiste que chaque participant devait raconter autour de lui le lendemain. Quelqu'un proposa : "Le Clémenceau est invité à se rendre à Rio de Janeiro pour le Carnaval."

Et cela a marché : Assez vite, un bon nombre de gens "bien renseignés" répétèrent la nouvelle de "l'invitation lancée par la Marine brésilienne".

Quatre ans plus tard, en 1966, le Foch boucla le tour de monde en revenant de la campagne CEP 66. Cela le faisait naturellement passer successivement devant les côtes d'Argentine et du Brésil. Et, dans son équipage, beaucoup espéraient une escale chez les Cariocas. En fait, les escales à Buenos Aires et Rio de Janeiro furent "jumelées" ... c'est à dire vues à la jumelle. La Force Alfa passa sans s'arrêter.

Dans sa grande sagesse, l'Etat-major de la Marine comprit-il la frustration de l'équipage ? Ou bien les Brésiliens furent-ils déçus de voir passer ainsi une si fière armada ? Toujours est-il que, deux ans après, le Clemenceau fut bel et bien invité à Rio au retour de la campagne CEP 68.

Accostage au quai d'honneur, pratiquement en centre ville, avec les essains de jolies filles abordant les pompons rouges, les écoles de samba, la plage de Copacabana et l'immense stade de Maracana, alors sans équivalent dans le monde : cette escale fut à la hauteur de la légende qui la précédait depuis six ans ...

... à un détail près : elle s'interrompit brusquement deux jours avant la date prévue pour le départ.

Car, de l'autre côté de l'Atlantique, le conflit du Biafra était entré dans une phase critique. Les Ibos, écrasés par l'armée nigériane, s'effondraient malgré l'aide du Gabon. Les vainqueurs laissaient entendre qu'ils n'avaient pas l'intention d'en rester là et qu'ils allaient faire payer à Libreville son soutien à la rébellion. La France, alliée du Gabon, ne pouvait laisser faire. Le Groupe Alfa reçu donc l'ordre d'appareiller immédiatement et discrètement pour aller effectuer une démonstration de force devant les côtes d'Afrique équatoriales (voir "En marge du conflit du Biafra").

Pendant la durée de cette traversée, le Clémenceau et son escorte étaient toujours officiellement en escale à Rio. L'hebdomadaire "Paris-Match" publia même un reportage photographique "post-daté" montrant les marins faisant la fête en joyeuse compagnie, tandis que les familles qui n'arrivaient plus à entrer en communication téléphonique avec les membres de l'équipage s'entendaient répondre des prétextes plus ou moins crédibles. On dit que certaines épouses furent inquiétées par la conjonction de ces images et de ce silence.