Les guerres d'Indochine, comme toutes celles qui ravagent le tiers-monde depuis la fin de la Guerre Mondiale, sont d'abord le résultat d'une erreur répétée par les administrations coloniales européennes. Celle-ci ont presque toujours réuni dans des frontières artificielles des peuples historiquement antagonistes. Dans tous les cas, dès que la tutelle européenne est devenue moins ferme, un des peuples a tenté de soumettre les autres au nom de "l'unité nationale" ... pour des nations n'ayant pratiquement jamais réellement existé en tant que telles.

Avant
Pourquoi
Comment
Après

AVANT

Sur la facade Est de la péninsule indochinoise, on trouve trois régions très différentes :

- Au Sud, dans le delta du Mekong, autour de Saigon, la Cochinchine est une région naturellement riche et très peuplée. Ses habitants sont des paysans et des commerçants, travailleurs et productifs, peu portés sur le métier des armes et même sur la politique. La principale ville est le port de Saigon, depuis toujours cosmopolite et animé.

- Au centre, l'Annam occupe la Cordillère Annamite. C'est une région boisée occupée par une population moins nombreuse de montagnards plus rudes. Depuis des siècles, elle était dominée par des souverains qui, à partir de leur capitale Hué cherchaient à étendre leur contrôle sur les régions voisines.

- Au Nord, autour du golfe du même nom, le Tonkin était théoriquement vassal de la Chine, dont il est cependant séparé par des zones peu accessibles. Cette situation aux marches de l'Empire a amené le développement de sociétés assez anarchiques de pirates. Opérant à partir du port d'Haïphong et de la forteresse d'Hanoï, les fameux "Pavillons Noirs" attaquaient et rançonnaient régulièrement les contrées voisines. Au long des siècles, ils connurent d'innombrables conflits avec la Chine au Nord, le Laos à l'Ouest et l'Annam au Sud.

Dès le XVII° siècle, la France entretient des rapports harmonieux avec la Cochinchine et l'Annam. Des commerçants établissent des échanges fructueux pour les deux parties tandis que des missionnaires développent écoles et hôpitaux. En 1776, le roi de Hué, Nguyen Anh, fait appel à Louis XVI pour mater la révolte des Tay-son. Le roi de France n'envoie pas de troupes, mais autorise des volontaires à armer et encadrer l'armée annamite (de même qu'il avait autorisé Beaumarchais et La Fayette à aider les Insurgents américains). Grâce à eux, Nguyen Anh reprend son trône, puis dans la foulée conquiert la Cochinchine et le Tonkin, et enfin se fait couronner empereur sous le nom de Gia-Long. Le Tonkin anarchique reprit vite une quasi-indépendance, s'alliant ou guerroyant contre la Chine selon les circonstances. Gia-Long et ses successeurs continuèrent avec la France une politique d'entente satisfaisante pour tous jusqu'à l'époque du Second Empire français. L'empereur Tu-Duc se mit alors en tête d'imposer à tous ses sujets le Confucianisme, religion importée de Chine. Napoléon III , déjà engagé avec l'Angleterre dans une guerre contre la Chine, détourna une escadre pour faire cesser les persécutions des missions. Saigon fut pris. Finalement, le traité de Hué (1863) a confié à la France l'administration de l'ouest de la Cochinchine, où se trouvent la majorité des chrétiens. Les provinces orientales en seront conquises dans les années suivantes.

Dix ans après, les attaques des "Pavillons noirs" sur l'Annam amènent le lieutenant de vaisseau Francis Garnier (alors en congé…) à prendre Hanoï. Il est tué dans la bataille et son action est désavouée par le gouvernement de Mac-Mahon, qui ordonne l'évacuation. En 1882, le Commandant Rivière est de nouveau envoyé pour contrer les attaques des pirates. Lui aussi est tué. Une expédition plus importante aboutit à une guerre contre la Chine, qui se considérait comme suzeraine de l'Annam. Finalement, les traités de Tien-Tsin (1885) ont consacré l'abandon des prétentions chinoises sur l'Annam et le contrôle de la France sur toute la région. Mais au Tonkin, les bandes de pirates continuèrent longtemps à terroriser et rançonner la population.

En 1891-1893, fut créée la CONFEDERATION INDOCHINOISE composée d'une colonie tranquille et prospère, la Cochinchine et de quatre protectorats. Ceux-ci étaient :
- le Cambodge et le Laos dont les souverains avaient demandé la protection de la France pour se défendre de leurs agressifs voisins (l'Annam, le Tonkin et surtout le Siam, qui est maintenant la Thaïlande).
- l'Annam, où la vieille administration des mandarins oscillait entre la collaboration et la révolte contre les autorités coloniales, surtout parce celles-ci réprimaient la corruption,
- le Tonkin enfin, qui ne fut jamais totalement pacifié.

Dès 1897, Paul Doumer orienta la politique coloniale vers la "conquête morale" des populations, développant les infrastructures économiques et les services sociaux, réprimant les abus de certains colons et mandarins, favorisant la formation des élites et leur donnant la possibilité de jouer un rôle croissant. Cette "politique d'association" fut officialisée par le gouvernement français en 1905.

L'intégration des Vietnamiens dans la société française n'a jamais rencontré de difficultés particulières. Pendant le premier conflit mondial, l'Indochine participa activement à l'effort de guerre français, tant sur le plan économique que par l'envoi de nombreux soldats et travailleurs.

Au total, pendant ces presque deux siècles, l'Annam et surtout la Cochinchine furent des régions prospères et généralement paisibles. Au cours de toutes ces années, il y eut bien quelques troubles et quelques arrestations, voire exécutions, sans qu'on puisse déterminer avec précision ce qui relève du droit commun ou de la politique. Mais au total, les perturbations furent nettement moins importantes que dans la plupart des autres pays du monde. Sans parler des Indes, de la Chine ou du Japon, rappelons que pendant la même période la France elle-même a subit quelques trente guerres et révolutions, ainsi qu'une douzaine de changements de régime.

Par contre, le contrôle du Tonkin ne pouvait être maintenu que par une occupation militaire relativement importante.

POURQUOI

Après 1929, le contrecoup de la crise mondiale amena évidemment des problèmes dans la colonie comme partout ailleurs. Certains mécontents en rendirent naturellement responsable l'administration française.

Trois forces entreprirent alors de déstabiliser la région.

- Le Japon d'abord, qui voulait étendre sa domination sur toute l'Asie et en chasser les Européens.

- Les Soviétiques et la Chine Communiste, prompts à endoctriner tous les mécontents pour promouvoir la révolution mondiale.

- Les Etats-Unis enfin, qui soutenaient les mouvements anti-colonialistes tant par idéologie (oubliant le génocide indien) que par intérêt (pour remplacer les colonisateurs dans le contrôle des ressources du tiers-monde).

C'est ainsi que pendant la seconde guerre mondiale le Japon occupa l'Indochine et s'efforça de détruire l'infrastructure administrative française, que les communistes formèrent les cadres du futur Viet-Minh et que les Américains financèrent et armèrent ces mêmes cadres.

Au moment de la capitulation du Japon, les Américains, sans tenir compte de la résistance souvent héroïque des Français aidés par les Vietnamiens pendant l'occupation japonaise, confièrent l'administration de l'Indochine du Sud à la Grande-Bretagne et de celle du Nord à la Chine Nationaliste.

Les Anglais, qui avait d'autres soucis en Inde, se retirèrent rapidement au profit des Français.

Au Tonkin, Ho-Chi-Minh proclama aussitôt l'indépendance de la République Démocratique du Viêt-Nam. Mais, coincé entre les Chinois qui profitaient du mandat qu'ils avaient reçu pour piller systématiquement le Nord et les troupes du général Leclerc, il accepta des négociations. Ce fut la conférence de Fontainebleau (1946), où la France accepta facilement d'envisager l'indépendance du Tonkin, mais refusa que le Viêt-Minh étende sa domination sur "les trois Ky", c'est à dire l'Annam et la Cochinchine.

A la fin de 1946, après que les Français eurent repoussé les Chinois, le Viêt-Minh rompit les accords passés et la Guerre d'Indochine commença.

On peut dire qu'elle était perdue dès le début à cause de cette erreur qu'était l'assimilation de trois peuples différents en une nation unique. En s'obstinant à considérer le Tonkin comme partie intégrante de l'Indochine, les Français se condamnaient à l'occuper entièrement. Cet objectif était militairement impossible, autant à cause du terrain difficile que des populations hostiles. Les généraux successifs épuisèrent leurs troupes en essayant de contrôler des zones qui se rétrécissaient progressivement, tandis que le Viêt-Minh, opérant d'abord sur son propre sol, pouvait se renforcer et s'organiser en recrutant dans les populations traumatisées par les combats.

Cette erreur fut renforcée lorsque la France, cherchant une solution politique, se retourna vers l'Empereur d'Annam Bao-Daï autour duquel se regroupaient les nationalistes modérés. En effet, on lui accorda ce qui avait été refusé à Ho-Chi-Minh, c'est à dire la souveraineté d'un Vietnam unifié du Nord au Sud. C'était absurde, puisque le Tonkin était déjà quasi-incontrôlable. Mais cela revenait à donner raison aux communistes : la guerre n'était plus l'agression d'un peuple contre deux autres, lesquels demandaient protection à une nation amie, la France. Elle devenait un soulèvement général contre une occupation étrangère. Le fait qu'il se soit rapidement trouvé pour combattre les Bo-Doï du Nord autant de troupes levées en Annam et en Cochinchine que de Français n'a jamais été réellement perçu par les opinions publiques européennes et américaines.

Piégée entre son devoir de défendre les populations amies et cette reconnaissance de fait de la légitimité du combat du Viêt-Minh, les forces françaises ne pouvaient que s'épuiser entre succès éphémères et retraites catastrophiques. En Métropole, l'opinion publique était plus intéressée par la reconstruction du pays et les menaces soviétiques que par ce qui se passait en Asie. Elle se partageait donc entre indifférence et hostilité.

COMMENT            

Le conflit peut être divisé en quatre périodes :

1946-1950 :

L'influence du Viet-Minh est d'abord limitée aux régions montagneuses du nord du Tonkin. L'armée française, qui tient les villes, les routes et les régions peuplées, se dilue en essayant de maintenir un quadrillage de postes qui sont de plus en plus isolés. Par la propagande et la terreur, l'influence Viêt-Minh s'étend dans les régions difficiles d'accès, d'abord les montagnes du nord de l'Annam, puis les régions marécageuses de la Plaine des Joncs et de la presqu'île de Camau en Cochinchine. L'élimination systématique des notables et la redistribution des terres aux petits paysans, associée à une propagande intense, crée progressivement un véritable état communiste. Par contre, les minorités ethniques (Moï, Meo, etc.) qui étaient protégées par l'administration française sont persécutées.

Parallèlement, le gouvernement de Bao-Daï crée une armée nationale vietnamienne, à laquelle s'ajoutent des armées nationalistes du Laos et du Cambodge. Elles combattent sous commandement français, mais la coopération est loin d'être parfaite. D'autant plus que leurs gouvernements répètent que l'armée française devra quitter la région aussitôt après la fin du conflit. Il y a aussi de nombreux groupes de partisans formés par les minorités ethniques, qui font de la contre-guérilla dans certaines zones tenues par le Viêt-Minh.

En 1950, la France reconnaît officiellement l'indépendance du Vietnam, du Laos et du Cambodge. Cette "décolonisation sur le papier" ne change pas grand'chose à la situation militaire.

1950-1951

Engagés en Corée, les Etats-Unis furent enfin convaincus de la "théorie des dominos" par la diplomatie française, et fournirent du matériel à l'armée française. Mais les moyens du corps expéditionnaire demeurèrent toujours limités. En Métropole, l'économie se redresse, mais reste loin d'être florissante. Militairement, la menace communiste à Berlin ou en Corée paraît plus préoccupante que les évènements d'Indochine, souvent perçus comme un problème relativement mineur.

Par contre, la victoire des communistes en Chine offrit au Viêt-Minh un sanctuaire pour ses troupes et un flot continu d'armements et de ravitaillement chinois et soviétique. Le général Giap disposa alors de véritables divisions et la guerre prit un tour plus classique.

Campagnes de l'aviation embarquée

1947

Dixmude

3F (SBD)

1947-48

Dixmude

3F (SBD)

1948

Arromanches

4F (SBD)

1951-52

Arromanches

3F (SB2C)
1F (F6F)

1952-53

Arromanches
La Fayette

9F (SB2C)
12F (F6F)

1953-54

Arromanches
Bois-Belleau

3F (SB2C)
11F (F6F)

1954

bases à terre

14F (AU-1)

Submergée par le nombre, l'armée franco-vietnamienne trop dispersée doit se replier progressivement. L'évacuation de Cao-Bang est dramatique.

1951-1953

En 1951, le général Delattre de Tassigny parvient à redresser provisoirement la situation. Il réorganise le système défensif, brise trois vastes offensives du Viêt-Minh et commence même à reprendre l'initiative. Mais sa santé l'oblige à se retirer au bout de 11 mois. Son successeur, le général Salan, poursuit son action. C'est la victoire de Na San, fondée sur l'utilisation combinée de l'artillerie et de l'aviation (décembre 1952) .

Les positions restent relativement stables pendant l'année suivante. Le corps expéditionnaire tient ses positions, mais ne parvient pas à progresser. Le Viêt-Minh renforce son influence dans les zones qu'il contrôle tandis que le général Giap réorganise son armée. Il forme une puissante artillerie terrestre et anti-aérienne grâce au matériel fourni par les Chinois et les Soviétiques.

1953-1954

La guerre de Corée s'est terminée par un armistice le 27 juillet 1953. Les Etats-Unis et la Chine, auxquels ce conflit a coûté très cher, se sont entendus pour convoquer une conférence internationale à Genève pour avril/mai 1954, afin de régler l'ensemble des problèmes de la région.

En Indochine, chaque camp est donc poussé à chercher un succès militaire avant cette date. Le général Navarre, qui a succédé à Salan, décide de renouveler l'opération de Na San sur une plus grande échelle. En novembre 1953, ce sera l'Opération "Castor", c'est-à-dire la création du camp retranché de Dien-Bien-Phu, placé loin à l'intérieur du Tonkin. Giap attaque le 1° mars 1954. Disposant désormais de la supériorité en artillerie, il parvient à interdire l'utilisation de l'aérodrome. Piégés, les défenseurs sont submergés le 7 mai 1954.

En juillet 1954, les "Accords de Genève" prennent acte de la défaite française. La France doit s'engager à évacuer définitivement l'Indochine, ce qui sera terminé en avril 1956.

Les Etats-Unis ont imposé la séparation au niveau du 17° parallèle du Tonkin et du tiers nord de l'Annam d'une part et du reste de l'Annam et la Cochinchine d'autre part, y prennant la place abandonnée par les Français. Mais le principe d'une nation unique provisoirement divisée a été maintenu, marqué par l'adoption des noms de Vietnam du Nord et de Vietnam du Sud. C'était reconnaître d'avance qu'un nouveau conflit était inévitable.

APRES

Les accords de Genève avaient prévu que des élections générales devraient permettre la réunification du Vietnam. Les Américains ayant remplacé les Français, le Vietnam du Sud était devenu une république. Celle-ci a prospéré sous la protection des uns comme il l'avait fait sous celle des autres. Par contre, la direction du Vietnam du Nord, à la fois militaire et communiste, n'était pas plus capable d'assurer la croissance économique de son pays que les autres régimes du même type. Dans ces conditions, une consultation électorale aurait évidemment tourné à son désavantage. Elle la fit donc reporter indéfiniment tandis qu'elle renforçait ses liens avec le Bloc Communiste, et notamment l'URSS.

Le Viêt-Minh attaqua le Vietnam du Sud en 1960 et les Etats-Unis se retrouvèrent en face d'un adversaire qu'ils avaient eux-mêmes aidé à naître. Ce n'était pas la dernière fois qu'ils allaient se piéger eux-mêmes de cette façon...

L'armée française avait souffert de la relative indifférence de l'opinion métropolitaine pour les évènements d'Indochine. L'armée américaine allait être handicapée par la sensibilisation excessive de son opinion publique par un flot continu d'images rapportées par ses médias. Opérant exclusivement du côté du Sud, et enregistrant plus volontiers les victimes que les victoires, la presse et surtout la télévision américaine furent les alliés les plus efficaces du Viêt-Minh. Entravés par des électeurs qui criaient au scandale dès que leur armée frappait un peu fort, les présidents successifs ne purent qu'accompagner la même descente aux enfers que celle qu'avaient connue les Français quelques années auparavant.

Mais cette fois-ci, il n'y avait plus de super-puissance pour siffler la fin de la partie. En 1975, le Viêt-Minh déferla jusqu'à Saigon et la retraite américaine fut nettement moins ordonnée que la nôtre.

Vainqueur militaire absolu, le régime Viêt-Minh n'en avait pas pour autant perdu ses caractéristiques intrinsèques. Quoique contrôlant désormais une des régions les plus riches du globe, il n'a pas réussi à bâtir une économie viable. Autour de lui, les pays non-communistes se sont changés en "petits dragons" et se sont engagés rapidement dans la voie du progrès économique et de l'indépendance politique. Au contraire, la République Démocratique du Vietnam s'est enfoncée jusqu'à devenir un des pays les plus pauvres de la planète. Les centaines de milliers de malheureux qui ont péri dans les camps de rééducation ou pendant l'exode des "boat-peoples" ont montré à quel point cette dictature a le soutien de son peuple.

Conformément à son tropisme séculaire, Hanoï a successivement attaqué tous ses voisins, y compris la Chine, qui l'avait pourtant soutenu auparavant. On peut dire que tous ceux qui avaient été ses alliés à un moment où à un autre ont été trahis et agressés, à l'exception de la Russie... mais c'est sans doute uniquement parce qu'elle est trop loin.

Depuis plus de 25 ans, le Vietnam annonce régulièrement que sa reprise économique se fera dès l'année prochaine. Ensuite, il y a toujours une bonne raison, généralement reprochée aux occidentaux, pour expliquer qu'il va falloir patienter une année de plus. Les premiers ministres souvent proclamés "libéraux" se succèdent. Mais le pouvoir reste dominé par le Parti Communiste dont les dirigeants restent imperturbablement rigides, quoique de plus en plus séniles.

En réalité, beaucoup de familles ne survivent que grâce aux subsides envoyés par la diaspora, qui a montré dans le reste du monde combien ces peuples sont ouverts, efficaces et productifs... lorsqu'on les laisse vivre en paix.

Hugues de Pouqueville