Extraits de "Essais en vol"
par le V.A. Michel Mosneron Dupin (Edition ARDHAN)

Si Meknès était la Mecque de la chasse, Hyères fut celle de l'Aviation embarquée.

En 1950, l'Aviation embarquée se reconstituait avec les porte-avions Dixmude puis Arromanches embarquant des avions d'assaut SBD et des chasseurs Seafire III. Version navale du Spitfire, nos Seafire étaient peu robustes pour le service à la mer et d'ailleurs à bout de souffle. On vit quelques corolles de parachutes se déployer dans le ciel toulonnais... et pire. Nos jeunes anciens subirent des pertes. Nous arrivâmes avec la relève du parc aérien par les massifs et robustes F6F et SB2C, acquis auprès de l'US Navy. Pour moi, ce fut le SB2C.

Jeunes chasseurs, peut-être, mais surtout "pingouins" néophytes dans ce nouveau contexte, nous" étions imprégnés de respect devant les pilotes de porte-avions. Américains et Japonais s'étaient à ce titre illustrés dans les fabuleux combats aéronavals du Pacifique et, dans le quotidien local Le Provençal, on put lire qu'à Hyères des chevaliers du ciel s'entraînaient à se poser sur un pont qui, vu du ciel, n'était pas plus grand qu'un timbre-poste.

Pour ce faire, il faut approcher son avion à la plus faible vitesse possible et accrocher sa crosse à l'un des câbles d'acier, baptisés brins d'arrêt, tendus en travers du pont d'envol et dont l'élongation était freinée par de puissantes presses hydrauliques. A faible vitesse, la portance se tient en maintenant l'avion cabré. On se trouve alors dans un pilotage déconcertant pour les profanes mais, à l'usage, satisfaisant pour les initiés, les professionnels. Car, si le moteur tire et fournit la vitesse - c'est son rôle - dans cette attitude cabrée il participe aussi directement à la portance. Ce vol accroché au moteur exige une coordination serrée puissance-assiette, main gauche sur la manette des gaz, main droite sur le manche. Il procure alors la satisfaction artisanale d'un travail de précision.

Mais, sur avion à hélice, ce moteur dressé masque la vue vers l'avant. L'approche doit donc se conduire en virage à gauche, sous le contrôle de l'officier d'appontage, qui se tient sur une passerelle exiguë à bâbord arrière du pont et que le pilote aperçoit le long du capot-moteur. L'O.A. est un pilote confirmé, bien visible dans son habit de lumière. Il prend en charge l'approche finale en agitant à bout de bras des "raquettes" bariolées donnant au pilote des signaux précis qui sont des ordres de pilotage.

Le pilotage pointu par officier d'appontage interposé ne va pas de soi. C'est le produit d'un dressage acquis à terre au cours de séances d'appontages simulés sur piste (A.S.S.P.). Nous avons ainsi effectué de nombreux tours de piste à Hyères. Décollage généralement face à la ville, survolée à pleine puissance pour gravir la colline ; au passage, aperçu sur les activités d'une population ainsi conviée à profiter de nos ardeurs, le plus souvent matinales car l'air est alors moins perturbé. Virage à gauche pour s'enfiler le long du Mont des Oiseaux, admirer les belles villas construites par des colons britanniques retraités des Indes. A cette heure-ci, les volets sont encore clos ; notre passage les ouvre. Vent arrière vers la mer, début de la séquence : sortie du train d'atterrissage, hélice rugissante au "petit pas" pour mieux répondre aux sollicitations de la manette. Verticale des campings : volets sortis et prise d'assiette cabrée en virage de retour vers la piste. Nous voici en vue de l'officier d'appontage, asservis à ses signaux, asservis au point - c'est l'objet du dressage - d'en venir à l'envoûtement, sa volonté se substituant la nôtre. Chaque circuit est répété une dizaine de fois par quatre ou cinq avions qui participent ainsi allègrement à l'animation de la ville et du paysage. Hyères était alors fière de sa base et de ses chevaliers du ciel, du moins nous le pensions.

Pour pittoresques qu'ils furent, ces circuits d'A.S.S.P. étaient surtout dangereux. Je l'ai réalisé à l'occasion d'une faute professionnelle jusque-là inavouée ; elle aurait pu être dramatique. Sur les avions de l'époque, les réservoirs d'essence ne communiquaient pas. Il fallait donc surveiller les niveaux et, en temps utile, changer de réservoir avant la panne sèche, ce que j'oubliai de faire. Miraculeusement, le plouf se produisit en fin de passe, sur la piste. Manipulations rapides et démarrage furtif me renvoyèrent en l'air, survolant ces paisibles habitations sur lesquelles quelques litres supplémentaires d'essence m'auraient projeté avec cinq tonnes de ferraille. […]

Mais l'objectif de nos entraînements d'A.S.S.P. était alors le porte-avions. Notre vie est une course d'obstacles : épreuves, examens, concours ; on se sent différent passée la barrière. La qualification à l'appontage me sortira de cette condition d'étudiant prolongé pour m'ouvrir enfin une carrière d'adulte. Elle vint par une belle matinée de printemps.

En formation de quatre SB2C avec trois autres candidats, nous avons rejoint l'Arromanches au large du cap Camarat. Conditions favorables : un léger vent d'est assurait trente nœuds de vent relatif sur le pont. Passage en formation "échelon refusé à droite" le long du bord, puis chacun son "break" et son circuit. Nous reproduisons les manœuvres enseignées mais dans un paysage qui défile sous le vent relatif du bord : assiette d'appontage, virage. Le sillage de l'Arromanches se déroule comme une piste de référence jusqu'au cul du bateau qu'on va "se faire". A la radio, la voix familière de l'officier d'appontage dont on reconnaît la silhouette sur sa plate-forme en abord du pont. Il me tient dans ses raquettes, ses signaux me pilotent : "vire un peu plus", "redresse", "un peu de moteur", "c'est bon", "c'est bon", "cabre un chouïa", "c'est bon", "eut !". A ce signal, moteur réduit à fond, le nez tombe, le pont apparaît enfin. A moi déjouer, d'arrondir, de sentir la brutale décélération dès que la crosse engage le brin qui me retient. Arrêt au niveau de la passerelle. Un bonheur qui sera six cent vingt fois renouvelé, toujours frais !

Le pont d'envol est entièrement dégagé pour ces séances d'entraînement. Une équipe de "chiens jaunes", ainsi nommés à cause de la couleur de leurs maillots, prend en charge l'appareil sitôt arrêté et le place en position convenable pour le décollage. Décollage donc : première mise des gaz sur freins, contrôle des instruments de bord, tenue de l'avion bien axé maigre l'effet du couple moteur puis lâcher des freins et mise à fond des gaz. Par bon vent, l'avion lège ne demande qu'à voler passé l'îlot et ses passerelles, tribunes du personnel "aux postes d'admiration".

Après huit appontages effectués, c'est le retour vers Hyères, intronisé à la radio par l'amiral "Porte-Avions" : "Mosneron, vous êtes qualifié pilote de porte-avions". A vingt-quatre ans, un autre homme ! Le certificat reçu les jours suivants portait le numéro 122.

Retour à Hyères donc, par Saint-Tropez et Le Lavandou, pour un break triomphal.